THEATRE DU PUZZLE

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Livre / "Occupation Visuelle" de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser

Occupations visuelles

 

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Les tags et les graffitis font maintenant partie quotidiennement de notre environnement visuel urbain. De plus en plus, on les retrouve dans les villages ou dans les campagnes, sur des bâtiments isolés, perdus au milieu de nulle part.

 

Généralement, ils sont considérés au même titre que les déchets, les saletés ou les crottes de chien. En clair, dans l’inconscient collectif, ils font partie des salissures de la ville.

 

Mais de quelle ville parle-t-on ?

Celle qui « fonctionne » : celle qui travaille, transporte, loge, consomme et occasionnellement s’amuse ?

Celle qui montre aux touristes son apparat, sa beauté flamboyante, son passé glorieux, ses bâtisses qui impressionnent, celle qui se doit d’être propre ?

Celle qui se cloisonne en quartiers selon la richesse des habitants ?

 

Au-delà du jugement que chacun peut porter sur ces traces à la peinture sur les murs de la ville, il est intéressant d’aller plus loin que l’apparence. Au même titre que le Street Art, les tags et les graffitis ont peut-être quelque chose à nous dire de nos villes, de nos façons de les vivre, de nos manières de vivre ensemble.

 

Ce sont ces questions que se sont posés deux étudiants, Jean Baptiste Barra et Timothée Engasser, de l’Ecole Supérieure d’Audiovisuel (ESAV), en Master Recherche de l’institut Pluridisciplinaire pour les Etudes sur les Amériques (IPEAT) de l’Université de Toulouse Jean-Jaurès.

 

Leur recherche les a amenés à Santiago du Chili pour l’un et São Paulo pour l’autre, à la rencontre des graffeurs, ceux qui se cachent derrière les « écritures urbaines », les tags, les graffitis, la pixação au Brésil.

 

Ils en ont édité un magnifique ouvrage de textes et de superbes clichés en noir en blanc intitulé « Occupation Visuelle » (Editions Ombù, collection Empreintes, prix : 20 €).

Il s'agit d'un ouvrage au montage original qui peut se lire en commençant d'un côté ou de l'autre. La une blanche évoque Santiago, la une noire, São Paulo. Les deux parties se rejoignent en centre du livre dans un texte croisé en blanc sur noir,  et noir sur blanc.

 

Ce que nous apprenons de Santiago ou Sao Paulo, au-delà des spécificités de ces villes et de la culture sud-américaine, c’est que, partout dans le monde, derrière les graffitis et les tags, se cache une pensée qui a du mal à se faire entendre. C’est une langue souvent incompréhensible autant par les signes que par l’intention sous-tendue. Et pourtant, elle dit quelque chose de la ville, de nos vies, plus généralement de nous dans la ville. 

 

L’apparence résiste difficilement aux assauts des sans-voix qui, hors de l’art officiel, hors de l’expression traditionnelle, ont choisi les murs comme espace d’expression (espace gratuit), comme une liberté transgressive de dire qu’ils existent, souvent en contestation de l’ordre établi. Leurs gestes parfois maladroits sont une suite de répétitions, d’essais à la recherche d’une calligraphie qui représente leur véritable personnalité visible aux yeux du monde.

 

Le travail de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser montre bien que le vandalisme apparent n’est alors qu’un brouillard masquant des besoins d’exister dans un monde souvent fait d’exclusion à force de vouloir être seulement fonctionnel et normatif, dans des villes toujours plus contrôlées où les habitations individuelles et collectives sont de plus en plus fermées par des murs et des grilles automatiques gérées par les nouvelles technologies. 

 

Le tag et le graffiti donnent d’autant plus cette impression d’avoir été relégués que le Street Art a  maintenant trouvé sa place et a souvent été récupéré par les villes comme un art officiel avec ses artistes reconnus, ses festivals urbains, ses grandes fresques qui embellissent des bâtiments sans relief.

 

La tradition du muralisme chilien (peinture murale d’engagement politique très populaire après la victoire électorale de Salvador Allende en 1970, puis d’opposition et de résistance à la censure du régime du général Pinochet) a aussi influencé les politiques de la ville durant ces dernières années. Le muralisme a ainsi apporté un tourisme friant d’un Street Art national lié à l’histoire du Chili. Les municipalités sont alors amenées à faire le tri entre les « bonnes » écritures murales (souvent du gigantisme figuratif) et les inscriptions indésirables (tags entre autres). 

 

Un des graffeurs rencontrés par Jean-Baptiste Barra explique clairement ce point de vue. Treis (c’est son pseudo) dit : « Je crois que le tag, en général, est détesté dans le monde entier. Parce que dans le tag, il y a presque toujours quelqu’un qui va arriver à un extrême… Il y a toujours quelqu’un qui va taguer un monument, un édifice officiel. Parce qu’il y a toujours quelqu’un qui, a, je ne sais pas, quelque chose à dire, qui est contre ce système et veut le détruire. Quelqu’un qui est en colère (…). Le tag est détesté parce qu’il perturbe trop le schéma mental que les gens ont d’une ville propre. »

 

Le nettoyage régulier des murs tagués est à l’image de ce constat et de cette ambivalence dans une ville où l’expression murale fait partie de son histoire.

 

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A São Paulo, les pixadores que Timothée Engasser a rencontrés expriment la même chose. Leur particularité, c’est d’avoir inventé comme une sorte de langue particulière, d’étranges écritures noires monochromes qui tapissent l’espace urbain de São Paulo. Ces signes imposent à la vue de tous des « feuilles » d’écriture qui disent la révolte évidemment, la transgression mais aussi la subjectivité de l’art, l'opposition à la marchandisation du monde.

 

Plus que cette écriture, c’est aussi la manière de la poser qui a son importance. Par des prises de risques parfois inouïes, les pixadores (au risque de tomber et se tuer) balisent la ville de leur graphisme en ordre vertical, en superpositions qui semblent raconter une histoire incompréhensible. La volonté de déranger l‘ordre établi est évidente.

Les pixadores composent des chorégraphies horizontales et verticales pour se réapproprier la ville dans une forme de contestation plus ou moins avouée.

 

Comme à Santiago, comme dans les autres villes du monde, les voix qu’on n’entend pas s’expriment autrement. Et c’est peut-être là qu’on peut s’interroger sur la façon qu’a une société urbaine de faire taire une partie de ses habitants. Ce monde actuel de l’argent est un monde de quelques gagnants et de nombreux perdants qui existent pourtant et qui ont besoin de s’exprimer.

 

L’ouvrage de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser  ouvre des portes à une autre réflexion et une meilleure compréhension des phénomènes urbains. Ils amènent le lecteur à se poser la question de son lien aux autres, à tous les autres, même ceux qui, d’emblée, ne paraissent pas compréhensibles.

 

Cette question est la même qui se pose pour le monde d’aujourd’hui dans son ensemble.

Alors que partout, chacun se referme sur soi par peur de l’autre, ne serait-il pas urgent d’aller à la rencontre de ceux qui ne nous ressemblent pas pour apaiser les relations tumultueuses entre les peuples, entre les états, entre les humains en général ?

 

Les graffeurs de Santiago comme les pixadores de São Paulo disent à leur manière les carences du monde d’aujourd’hui.

 

« Occupation Visuelle » de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser

Editions Ombù, collection Empreintes, 20 €

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SANTAGO - Tags - Santiago du Chili - Jean-Baptiste Barra

 

 

 

OCCUPATION VISUELLE - Pixação - São Paulo - Timothée Engasser

 

 

Ecorches - Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser

Tags et nettoyage de tags à Toulouse



08/01/2017
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