THEATRE DU PUZZLE

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La palme de la réforme abracadabrantesque / Véronique Soulé / Libération

 

Un très bon article de la journaliste Véronique Soulé, paru sur le site du journal Libération le lundi 4 avril 2010 à propos de la réforme de la formation des enseignants. De quoi méditer sur le délitement du service public et le peu de préoccupation de nos dirigeants sur le sens de l'éducation et de l'humanité.

"La palme de la réforme abracadabrantesque à ..."

Manif à Paris 12 mars 2010 (reuters, C. Platiau) De toutes les réformes menées à hue et à dia ces derniers temps dans l'Education, l'une bat tous les records d'abracadabrance: la masterisation, autrement dit la réforme de la formation des enseignants. Mal conçue au départ, extrêmement confuse, difficilement applicable, destabilisante pour les étudiants, inquiétante pour les élèves qui vont avoir ces jeunes profs, elle entre malgré tout en application à la rentrée 2010.

Difficile de résumer en quelques lignes une réforme que même ses concepteurs ne maîtrisent pas totalement. Le ministère de l'Education a en effet  confié aux Recteurs le soin de régler les ultimes "détails" comme ils le peuvent, notamment la délicate question de l'affectation du nouveau prof sa première année d'exercice.

Pour faire simple, la masterisation rend désormais obligatoire d'avoir un master (bac plus cinq), pour devenir prof. Jusqu'ici, il suffisait d'une licence, et bien sûr de réussir les concours - celui de professeur des écoles, de prof de lycée pro, le capes, etc.

Officiellement, le but est de mieux payer les enseignants en les recrutant avec deux années d'études en plus. Officieusement, le ministre de l'Education de l'époque Xavier Darcos, qui devait encore supprimer 16 000 postes, aurait trouvé cette astuce qui lui faisait économiser de façon mécanique  ... 16 000 postes. Avec la réforme en effet, une année de professeurs stagiaires, payés 1 300 euros par mois, disparaît. 

 

Les critiques sont de deux ordres. D'abord, la faisabilité. Désormais un étudiant qui veut devenir prof devra à la fois préparer son master, son concours, faire des stages pour découvrir le métier... Une mission quasi impossible. Du coup les universitaires craignent un master dévalorisé ou des concours trop allégés. Les syndicats enseignants (comme la FSU), étudiants, les parents d'élèves dénoncent, eux, une formation professionnelle quasi nulle. 

 Les autres critiques portent sur l'entrée dans le métier. Jusqu'ici, le prof qui venait de décrocher son concours, faisait une année en alternance, entre périodes dans des classes et périodes de formation pédagogique, généralement en IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres).

Aujourd'hui, il va se retrouver tout de suite face à des élèves, avec un système de "compagnonnage" - un autre prof de l'établissement  va le suivre  -, et deux ou trois semaines de formation en milieu d'année...

Le texte qui suit - intitulé "une petite fiction très réaliste" - imagine la rentrée de septembre avec la masterisation. Les profs qui l'ont rédigé n'ont rien inventé, mais retenu les cas de figure les plus négatifs. Cela donne une situation absurde, voire ubuesque, qui serait drôle si les élèves n'en étaient aussi les victimes.

"C'est la rentrée !

A l'école élémentaire de la rue de l'Avenir, dans la classe de CE2, élèves et parents font la connaissance de l'enseignant, enfin des enseignants… Car ils seront deux dans la classe, jusqu'aux vacances de la Toussaint.

Le premier vient d'être reçu au concours de recrutement des professeurs des écoles, on l'appelle P.E.S. (Professeur des Ecoles Stagiaire). Il n'a pas eu de formation professionnelle, hormis 4 semaines d'observation dans deux classes l'année dernière. Pas de chance, ce n'était pas en CE2, mais bon.

Manif paris 12 mars 2010 005 Le deuxième, qu'on appelle T1 (Titulaire 1ère année), sort d'un an de formation professionnelle à l'IUFM, il a eu la chance d'être reçu au concours en 2009 : il fait partie de la dernière promotion d'enseignants formés puisque les IUFM n'existeront plus en 2011. Il aurait dû avoir un poste à l'année dans une école pas trop difficile pour ce début de carrière, mais bon.

 Le samedi suivant, réunion de classe.

 Le PES explique aux parents qu'il a un tuteur dans l'école, un enseignant chevronné qui lui apporte conseils et soutien. Bien sûr c'est un peu compliqué parce que le tuteur a un CP et n'a pas fait de CE2 depuis 1997, il ne connaît pas les manuels, et le midi il fait les aides personnalisées. Mais bon, on peut discuter un peu à la récréation, s'envoyer des mails le soir. Et puis le T1 a accepté de prendre le CP du tuteur deux matinées par semaine pour qu'il vienne dans le CE2 voir comment travaille le PES. Et puis, il y a aussi un Maître Formateur qui viendra dans la classe de temps en temps.

 Enfin, à partir de novembre (après la Toussaint), ce sera différent : le T1 quitte l'école pour aller faire des remplacements ailleurs. Le PES reste dans la classe de CE2…les lundis jeudis et vendredis, puisque les mardis il va parfaire sa formation à l'Université jusqu'au mois de mai.

 Pour les mardis, un remplaçant de la Brigade (de remplacement) arrive. Jusqu'au mois de mai, il remplacera quatre PES dans quatre écoles différentes : une petite section le lundi, un CE2 le mardi, un CM1 le jeudi et une grande section le vendredi. Ca fait une centaine d'élèves, il ne connaîtra peut-être pas tous les prénoms à Noël, mais bon.

Le PES et le remplaçant ne se rencontreront jamais puisqu'ils ne sont pas là les mêmes jours, mais bon, quelques mails pour les urgences, ça permet de créer du lien !

Comme la formation professionnelle, c'est vraiment primordial, le PES aura aussi un stage d'une semaine complète au deuxième trimestre. Pas d'inquiétude, son remplacement est prévu…par un autre prof de la Brigade, appelons-le le remplaçant n°2.

Quand mai arrivera, le PES aura terminé sa formation et sera à plein temps dans sa classe de CE2. Il sera évalué (il ne sait pas encore par qui ni comment) et titularisé (si tout va bien) à la rentrée suivante.

Les parents osent quelques questions sur l'emploi du temps, le programme scolaire, les projets pédagogiques, le livret d'évaluation. Le PES est embarrassé car il a été nommé la veille de la rentrée, il a juste eu le temps de lire les Programmes Officiels, participer à deux réunions le mercredi avec l'inspecteur sur le thème «Déontologie du fonctionnaire», aménager sa classe, s'initier au maniement du Baby-haller pour son élève asthmatique, repérer l'itinéraire pour les séances de piscine qui commencent lundi... Mais bon, il va faire son maximum, mettre les bouchées doubles. L'école est sympa, les collègues attentifs et le PES est très motivé et le T1 va l'aider.

 Les parents quittent la réunion, perplexes, inquiets ou fâchés. Que penser ? Que faire ?

 Vous n'avez pas tout compris ? C'est normal.

 En revanche, vous avez sans doute compté: PES, T1, remplaçant n°1, remplaçant n°2… 4 enseignants différents. Une grippe ? Un congé maternité ? Il faudra faire appel à la Brigade, pour le remplaçant n°3…" 

 

Photos Véronique Soulé (Libération) et Charles Platiau (Agence Reuters)



05/04/2010
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