Cinéma / "Intouchables" de Olivier Nakache et Eric Toledano
INTOUCHABLES
un film de Olivier Nakache et Eric Toledano
avec Omar Sy et François Cluzet
d'après le livre "Le second souffle" de Philippe Pozzo Di Borgo
(2001, éditions Bayard)
Intouchables - Teaser N°2 HD par sortiescinema
En rassemblant tous les éléments de la construction de ce film, on comprend que l'alchimie ait fonctionné parfaitement et que le succès ait été au rendez-vous. Et c'est tant mieux.
D'abord il y a une histoire vraie et émouvante comme une forme de renaissance, un lien de personnages extraordinaire avec la situation classique de deux hommes que tout semble opposer (la classe sociale, le handicap, la couleur de peau, la façon de vivre, la culture, l'aspect physique, etc...).
Et puis les deux acteurs principaux sont formidables. François Cluzet (dans le rôle de Philippe) et Omar Sy (dans le rôle de Driss) forment un duo irrésistible, alternant l'humour, l'hilarité et l'émotion jusqu'au bout, avec une grande justesse de jeu. On passe ainsi en permanence du rire aux larmes en quelques secondes pour notre plus grand plaisir. Les seconds rôles sont tout aussi réussis, une palette de personnages attachants. Anne le Ny touchante et attentionnée dans le rôle d'Yvonne la maîtresse de maison, Audrey Fleurot avec un faux air de Julianne Moore, craquante dans le rôle de Magalie la secrétaire, Clothilde Mollet énergique dans le rôle de Marcelle l'infirmière, Cyril Mendy révolté dans le rôle de Adama, le petit frère de Driss, Alba Gaia Belluqi, adolescente en pleine crise dans le rôle d'Elisa, la fille de Philippe - François Cluzet. Il en est de même de l'ensemble du casting, y compris les petits rôles comme ceux des candidats à l'embauche chez le riche tétraplégique. Tous très drôles.
Quant à Omar Sy, il est comme un chien dans un jeu de quilles, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, souvent hilarant. Souvent on pense au film "Neuilly sa mère" et son jeune héros Samy dans une autre version, cette fois-ci avec le point de vue de l'adulte, dans un choc des cultures tout aussi réjouissant. Le dialogue sur le musicien Berlioz entre François Cluzet et Omar Sy dans "Intouchables" est en tout point comparable à une scène de "Neuilly sa mère" lors d'un cours de musique au collège de Neuilly-sur-Seine.
Anne Le Ny, François Cluzet et Omar Sy
Olivier Nakache et Eric Toledano, les réalisateurs, sont les chefs d'orchestre de cette comédie qui plaira de toute évidence à une grande majorité de spectateurs. Car elle peut être lue de mille façons, autant par ceux qui y verront une superbe comédie sans prétention, par ceux qui y verront une remise en cause de l'ordre social et du lien entre les hommes, par ceux qui seront touchés par ce regard sans compassion sur le handicap, par ceux qui seront plutôt rassurés par le fait que les fondements de la société occidentale ne soient pas bousculés outre mesure (Driss est un rebelle plutôt sage et sympathique). Bref, chacun y trouvera ce qu'il est venu y chercher.
Il semble évident que, malgré l'inspiration des auteurs (une histoire véridique), cette rencontre soit difficilement reproductible dans la réalité de façon régulière et répétée, car la réalité de la vie occidentale maintient les populations dans des lieux où la mixité sociale n'existe pas ou peu, souvent de moins en moins. Le handicap est toujours difficilement accepté dans une société de plus en plus hygiéniste et sécuritaire. Comme souvent, plus quelqu'un est riche, plus le handicap peut être contourné et traité avec soin, même si du point de vue du simple constat physiologique, il reste le même. Richesse extravagante et pauvreté outrageante sont toujours omniprésentes, encore plus ces dernières années, sans vraiment se croiser, avec de plus en plus d'écart entre les plus riches et les plus pauvres.
En dehors de l'aspect artistique et ludique, on peut espérer qu'un film comme "Intouchables" réveille quelques consciences. Imaginons que le héros riche et tétraplégique n'ait été que riche, même sympathique, même avec de l'ouverture d'esprit, il n'aurait pas attiré autant de sympathie, voire pas du tout. Imaginons que ce même personnage n'ait été que tétraplégique sans la richesse, c'eut été une autre histoire, beaucoup plus difficile à voir du côté de l'humour et du plaisir. Imaginons que Driss l'employé n'ait pas eu cet humour ravageur, pas sûr que son personnage n'ait entraîné avec lui les spectateurs. Et s'il n'avait pas eu la capacité de relever les défis de son employeur, par manque de confiance en lui, par refus stérile de l'ordre établi, il aurait peut-être été perçu comme insupportable.
Effectivement la société doit évoluer du côté du partage des richesses et du regard sur les gens décalés (handicapés, différents, d'une autre culture,...). Mais le cinéma n'est pas là pour donner des réponses, pas non plus des leçons. Il pose déjà des questions et ouvre des champs de réflexion et de pensée, avec en plus, un plaisir fou, de l'émotion et du rire. C'est déjà pas mal.
Les réalisateurs avec leurs acteurs
Audrey Fleurot
Alba Gaia Belluqi
Cyril Mendy
Lien vers l'article :
Clip "Neuilly sa mère" par Faf la Rage et Magic System
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et qui tranche quelque peu avec le reste de la critique. Car il échappe à l'ensemble des critiques dithyrambiques sur ce très beau film.
Mais il reste intéressant à lire pour complèter sa propre opinion et affiner son point de vue. A prendre donc comme un élément de réflexion parmi d'autres :
La preuve par l’œuf
Comme les rêves, certains films permettent au public d’éprouver des jouissances inavouables déguisées dans les habits œcuméniques de la fraternité et de la bonté. Intouchables semble un exemple paradigmatique de ces étranges travestissements. On pense que la question que pose ce film est celle du handicap et des possibilités d’entente entre des individus appartenant à des milieux sociaux opposés. Le fait de nous en émouvoir nous montrerait à quel point nous sommes capables d’ouvrir notre cœur aux handicapés et de nous aimer en dépit de nos différences de classes.
Pourtant, derrière cette façade téléthon, la vraie question que pose Intouchables est celle de la légitimité des formes actuelles de la distribution des richesses. Pour ce faire, le réalisateur a mis en scène une histoire d’échanges entre deux personnages : Philippe, un handicapé ultrariche et Driss, un mauvais garçon des banlieues. L’un comme l’autre sont des incarnations de deux figures honnies de la société française.
Le premier pour ses privilèges et le second parce qu’il est un assisté et un voleur. Or, l’animosité du public contre Philippe est vite réglée : il est tétraplégique. De son immense fortune il ne peut rien faire d’autre que de rechercher en vain à pallier son corps défaillant.
Une fois ces déséquilibres avec le spectateur ajustés, nous pouvons nous identifier à Philippe et penser, à partir de son point de vue, aux échanges qu’il va instaurer avec Driss. Lors de son rendez-vous d’embauche, celui-ci lui vole un œuf de Fabergé. Philippe y tenait car c’était un cadeau que sa défunte épouse lui avait fait en vingt-cinq exemplaires, un pour chaque année de leur heureux
mariage. Philippe lui fait comprendre à quel point il était indispensable qu’il le lui rende. Mais le mauvais garçon l’a perdu en le livrant aux ignominies de sa famille de trafiquants, de voleurs, d’assistés et d’ignorants et il lui sera fort pénible de le récupérer. Or, dans le même temps, Philippe ne cesse de recevoir de Driss les choses les plus précieuses que seuls les enfants, les pauvres, les animaux, les fous, du fait qu’ils sont des dominés, peuvent donner aux dominants : leur point de vue sur le monde. Grâce à ceci, Driss peut apprendre à Philippe à se regarder et donc à relativiser ses certitudes et ses rigidités.
Mais, surtout, il va lui donner ce qu’il cherche le plus : une femme. Or, à l’occasion de ce don total et final, en même temps que Driss lui trouve la créature de ses rêves, il lui rend l’œuf volé. C’est alors que le riche, au lieu de lui dire «garde l’œuf», l’accepte.
Comme s’il n’y avait aucun déséquilibre dans leurs échanges par le fait que Philippe reçoit de Driss aussi bien une nouvelle femme que l’œuf volé. C’est sur ce point crucial que le film livre sa terrible morale. Driss, contrairement aux apparences, a bel et bien reçu quelque chose de fondamental à ce moment même : il a compris comme c’est moche d’être un voleur et à quel point il est important de devenir un garçon honnête. Comme si la seule contrepartie que le pauvre devait attendre pour tout ce qu’il donne au riche était d’accepter les règles qui font que l’un est riche et l’autre pauvre. Tandis que si Driss avait gardé l’œuf, si Philippe lui avait dit qu’il devait le faire pour que le don soit réciproque, tout aurait été différent.
Le film aurait pu nous rappeler que les individus sont capables, dans certaines circonstances, d’échanger leurs privilèges contre plus de bonheur pour tous.
Cette vieille question, on le sait, a montré dans le passé la capacité des sociétés démocratiques à produire de la justice sociale autrement que par les moyens de la violence révolutionnaire. Aujourd’hui, elle semble l’un des beaux enjeux des nouveaux mouvements populaires et pacifiques qui explosent dans les pays développés.
Or, dans ce film, cette mise en cause est entièrement absente. Le pauvre et le riche ne peuvent pas inventer ensemble un ordre social plus égalitaire et moins violent.
Au contraire, ce qu’Intouchables nous montre c’est que, s’il y a des mauvais pauvres comme Driss, c’est parce que les riches n’ont pas su leur transmettre convenablement les principes qui leur permettraient de mieux s’assujettir à un ordre social injuste. Une morale qui rappelle la théorie de la panne des institutions éducatives pour apprendre aux pauvres la soumission à un monde devenu de plus en plus inégalitaire.
En bref, ce film nous présente les formes de révolte des plus démunis non pas comme un problème politique mais comme un problème de civilisation, de bonne colonisation, de transmission d’une culture censée être universelle et non modifiable.
Intouchables est ainsi une sorte de propagande voilée des politiques sociales de Nicolas Sarkozy. Le succès de ce film montre à quel point la société française lui reste fidèle sur le fond et pourrait annoncer, mieux que d’autres enquêtes d’opinion, celui de l’actuel président dans les urnes de 2012. Car on sait que si jamais le chef de l’Etat était amené à faire un second mandat, son but sera de rendre chaque œuf volé au lieu d’ouvrir de grands débats afin de savoir qui devrait être considéré comme leur véritable propriétaire.
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