La Carthagène de Garcia Marquez / Michel Taille / Libé Voyage
La Carthagène
de García Márquez
La ville colombienne, où l’auteur de «Cent Ans de solitude» fit ses débuts de journaliste, a gardé l’empreinte du passé. Promenade littéraire sur les traces du prix Nobel.
paru le 29 JANVIER 2008
texte: Michel Taille
C’est «les larmes aux yeux» que García Márquez avait découvert à son arrivée, malgré le couvre-feu, ce qui continue de séduire les visiteurs : «Les vieux palais des marquis», la cathédrale aux flancs de corail, la «mer incessante». «Une ville qui rêvait toujours du retour des vice-rois» d’Espagne, du temps où elle était «la plus prospère des Caraïbes, surtout grâce au privilège ingrat d’être le plus grand marché aux esclaves africains des Amériques»(1).
Sans le sou, l’apprenti écrivain de 21 ans se couche sur un banc de la place de Bolívar, «où se distinguait à peine, entre les palmiers africains, la statue du Libérateur» éponyme. Sous l’ombrage constamment maintenu traîne depuis cet instant l’ombre patiente de Florentino Daza, l’amoureux éconduit pendant un demi-siècle de l ’Amour aux temps du Choléra. C’est pour lui et les autres personnages du roman que «Gabo» a décrit le «dédale empierré de la ville coloniale» toujours existant. L’inaccessible Fermina Daza, «déesse couronnée», allait s’y recueillir devant la façade massive de l’église de San Pedro Claver, prêtre «esclave des esclaves», et s’y égarer dans le brouhaha euphorique de la «galerie d’arcades» toute proche qui fut marché aux Noirs, bureau d’écrivains publics et offre désormais aux badauds, dans un vacarme de salsa, un étalage de sucreries bigarrées.
Galion naufragé A la recherche d’un trésor englouti qui permette d’amadouer le père de son aimée, le transi Florentino allait devoir naviguer avec les mômes qui «nagent comme des requins» à l’entrée de la baie, «étang de miasmes et de débris de naufrages», lentement réhabilité. Aux temps du choléra, de l’étudiant Gabo et encore aujourd’hui, ces gamins plongent au passage des bateaux de touristes, en espérant un jet de piécettes, et rêvent du galion naufragé qui leur permettra de construire pour une fiancée une maison de vraies briques. Gardiens de leurs rêves, deux forts espagnols surveillent leurs canoës, à quelques encablures des vastes navires de guerre de la marine colombienne.
Statue équestre de Simon Bolivar
Piscines élégantes
Ce sont en partie les pesos des cachacos, montagnards à l’accent «vicieux» de Medellín ou Bogotá, et les dollars ou euros des gringos qui ont réaménagé les cours pavées, taillé les amandiers touffus et restauré la vieille ville, peu à peu vidée de ses occupants populaires. Les puits des maisons coloniales, naguère foyers d’infection à l’origine de l’«honorable hernie» du scrotum qui se portait «avec insolence patriotique», se transforment en piscines élégantes, et la peur du choléra n’est plus trahie que par le goût de chlore des cantines bon marché. Mais comme au temps des esclaves et des pestes, la «foule impétueuse» des «mouroirs à pauvres», celle qui vit de plus en plus nombreuse dans les «cabanes de cartons et de tôles des rives des marécages», continue de s’infiltrer «dans les places et ruelles des quartiers anciens avec […] tout ce qui peut se vendre et s’acheter».
Les nouveaux propriétaires de la vieille ville trébuchent désormais sur des étals de disques et de pantoufles, des bassines de mangues ou d’onguents sino-incas, de pièces de cafetière et de mixeurs, négociés sur les trottoirs par les enfants de la traite. Siècle après siècle, entre choléra et démons, ce sont toujours eux qui «instillent une frénésie de bazar humain à l’odeur de poisson frit» à la très «noble» Carthagène.
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