THEATRE DU PUZZLE

THEATRE DU PUZZLE

Amsterdam de bonne compagnie / Eric Aeschimann / Libé Voyage

On imagine souvent les femmes des siècles passées comme des femmes soumises.
Pourtant, à y regarder de plus près, ce n'est pas vraiment le cas.
L'exemple de la Hollande du XVIIème siècle en est un exemple frappant.
Voici un excellent article de Libération :
Amsterdam de bonne compagnie
 
Johannes Vermeer / La jeune fille à la perle
 

 

Au XVIIe siècle, voyageant en Hollande, un  Anglais s’étonnait de voir que «les femmes, même du meilleur monde,  supportent volontiers de saluer par un baiser une vague connaissance», qu’elles se promenaient sans chaperon et parlaient sans fard. Il en  concluait que «le commun des femmes paraissent avoir plus de goût et  de plaisir à la lascivité et aux bavardages obscènes que les Anglaises  et les Françaises.»

 

Quatre cents ans plus tard, le visiteur des  musées hollandais éprouve la même surprise de voir combien, dans les  tableaux de l’époque, les femmes apparaissent libres, autonomes  socialement autant qu’affectivement. Dans l’Amsterdam des Lumières, où  Spinoza allait bientôt définir l’essence de l’homme comme désir et «puissance  d’agir», le désir et la puissance des femmes a laissé des traces  picturales. Visite guidée.

 

Amsterdam / Rijksmuseum

 

Bâtisse baroque dont l’excès de rococo choqua la bourgeoisie  puritaine à sa construction, le Rijksmuseum est toujours en chantier.  Dans l’aile Philips, une trentaine de salles présentent l’essentiel de  la collection amstellodamoise. Passé les fresques coloniales et  militaires, la Hollandaise du XVIIe s’y impose comme un motif  majeur, saisie de façon quasi photographique dans sa vie quotidienne.  Hegel fut le premier à analyser la peinture hollandaise comme désir de  la bourgeoisie locale de se représenter d’abord par les détails  matériels et domestiques : «La prose de la vie», écrit-il. Et  il en voulait pour preuve que, même dans les scènes de cabaret, «femmes  et filles y participent», tandis qu’«un sentiment de liberté  et d’abandon pénètre et anime tout».

 

Jan Vermeer / The milkmaid - La Laitière

 

Dans la salle 10, la femme déploie ses diverses facettes en trois  chefs-d'œuvre de Vermeer. Dans la Laitière, la bonne (à  l’époque, les domestiques représentent 6% de la population) verse du  lait dans un récipient, en face d’une fenêtre qui inonde l’office de  lumière laiteuse et fait briller son corsage cru. A côté, la Femme  en bleue lisant une lettre est une maîtresse de maison : cette  fois, la lumière, dont la source n’apparaît pas, vient se poser sur le  front de la liseuse, tout entière absorbée dans son courrier.

 

Jan Vermeer / La femme en bleu lisant une lettre

 

Enfin, la  Lettre d’amour, une femme en hermine, tenant d’une main un luth,  s’est arrêtée de jouer pour lire la lettre apportée par sa servante, qui  a semé sur son chemin un balai et un panier à linge. Une lettre  d’amour ? Un adultère dont l’employée de maison serait complice ? On  peut y ajouter le petit Jan Steen, le peintre des ripailles d’auberge,  qui surprend une femme en train de retirer son bas avant de se coucher.  Il s’en passe, des choses, chez les Amstellodamoises d’alors, et les  peintres sont à l’affût pour restituer leurs émois.

 

 Jan Vermeer / La lettre d'amour

"Une belle plante"

C’est qu’il y a une place à prendre. Le calvinisme hollandais,  notamment dans la partie septentrionale du pays, fut l’un des plus  hostiles aux images religieuses. A partir du milieu du XVIe,  des accès de fièvres politico-religieuses eurent pour effet le retrait  systématique des sculptures et tableaux ornant les églises. La Vierge  Marie, figure idéalisée de la féminité, fut bannie des chevalets,  ouvrant un boulevard aux femmes de ce monde-ci, «celles qui vaquent  aux soins du ménage, qui lisent une lettre ou se laissent courtiser» (1).

 

C’est l’époque où le Christelyke Huyswiif, guide de la très  chrétienne maîtresse de la maison, recommande aux femmes d’être tout à  la fois «une belle plante ; un figuier bien droit/ une lumière  vive ; un chandelier d’or/[…] un beau joyau qui scintille dans la  nuit/une pierre précieuse encore que d’une prodigieuse tendresse/ un  vaisseau richement chargé ; une couronne en or/ la harpe de David, un  jardin fragrant…» La métaphore est tropicale, comme les matières  premières dont Amsterdam est devenu le premier port d’importation. Deux  cents ans plus tard, Baudelaire écrira : «Quand tu vas balayant  l’air de ta jupe large/ Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le  large.»

 

Femmes pensives, donc, et même lascives, notamment sous le pinceau de  Jan Steen. Mais femmes d’affaires, aussi. Le droit bouge : dès le XVIIe siècle,  une Hollandaise dont le mari dilapide le patrimoine commun peut porter  plainte ; la mère célibataire a la possibilité d’exiger une recherche en  paternité contre le père putatif ; en cas d’adultère, elle demandera «une  séparation de table et de lit». Alors que le commerce hollandais  domine le monde, les épouses sont «généralement aussi averties que  leurs maris des comptes, des affaires et du travail».

Le Portrait  de mariage d’Isaac Abrahamsz. Massa et Beatrix Van der Laen, de  Franz Hals, décrit une jeune mariée posant négligemment sa main sur  l’épaule de son époux, dans un égalitarisme champêtre et bonhomme.

 

"Portrait  de mariage d’Isaac Abrahamsz. Massa et Beatrix Van der Laen" de  Franz Hals

 

Franz Hals, maître dont les coups de pinceaux vigoureux annoncent  presque l’impressionnisme, donne son nom au beau musée d’Haarlem, à  15 kilomètres à l’ouest d’Amsterdam (un train toutes les vingt minutes,  on peut aussi y aller à vélo). Les galeries sont installées dans  l’hospice pour vieux et justement, c’est un autre genre de femmes qui  dominent parmi les toiles : la régente d’institutions de charité.  Celles-ci fleurissent alors, effet de l’enrichissement. Si Hals a peint  les Régentes de l’hospice des vieillards, on s’attardera surtout  sur deux toiles de Jan Cornelisz Verspronck. Salle 17, les Régentes  de l’hôpital Sainte-Elisabeth : quatre femmes au visage dur,  portant coiffe et collerette, tiennent conseil autour d’une table à  calcul, d’un cahier de comptes et d’un encrier posés sur la table. Ici,  ce sont elles qui incarnent l’autorité et celle qui se lève et tire la  chaise derrière elle d’une main ferme nous regarde avec méfiance.

 

Les Régentes  de l’hôpital Sainte-Elisabeth à Haarlem (1740) 

 

Salle 19, les quatre «lady gouvernors» d’une maison pour enfants sont  attendries par les deux orphelins qui leur sont amenés. Mais sur la  nappe, les signes du travail administratif et une bourse, dont quelques  pièces s’échappent, viennent nous rappeler à la réalité. Les mains sont  occupées à des tâches directoriales : tenir un livre de comptes,  désigner la servante, s’agripper au rebord de la table comme un PDG  écoutant son conseil d’administration. Ces femmes-là ne s’en laisseront  pas conter.

 


Peintures de Judith Leyster ou Leijster par fanfanchatblanc

Signature en étoile

Le musée Franz Hals consacre de son côté une exposition à Judith  Leyster, qui fut admise dans la guilde de peintre d’Haarlem en 1633 -  une première. Elle n’a alors que 22 ans et s’arrêtera de peindre trois  ans plus tard, en épousant un autre peintre, Jan Miense Molenaer. Seul  un petit nombre de ses œuvres nous sont parvenues, mais on y note  quelques bijoux qui subvertissent délicieusement des habitudes  picturales dictées par les peintres masculins, à l’image de la  Proposition, qui reprend le thème classique de la femme dont un  homme tente d’acheter les faveurs en échange de quelques pièces. Mais  ici, contrairement à l’usage, la dame ne se laisse pas faire. La lumière  de la bougie dévoile un visage fermé mais déterminé, qui semble  protester autant contre le séducteur indélicat que contre le stéréotype  dont elle est victime.

 

Judith Leyster / Autoportrait

 

Leyster signifie «étoile» et Judith signait ses tableaux d’une  étoile, comme si elle avait déjà compris que la peinture était appelée à  devenir un jeu entre l’artiste et lui-même, dont la pirouette sera un  jour la seule issue. Son Autoportrait la montre au travail, le  bras qui tient le pinceau accoudé négligemment sur le dossier de la  chaise, le regard rempli de bonheur et un sourire flottant sur ses  lèvres. Joyeux ? Ironique ?

 

Un quart de siècle plus tard, le bon docteur Beverwijk publiera à  Amsterdam un ouvrage intitulé : De l’excellence du sexe féminin«A ceux qui disent que les femmes sont bonnes pour le ménage et  rien de plus, je répondrai donc qu’avec nous, maintes femmes, sans pour  autant négliger leur maison, pratiquent les métiers et le commerce et  même les arts et la science. Qu’on laisse donc les femmes s’y frotter et  elles se montreront capables de toutes choses

Il semble bien qu’elles s’y frottèrent. Et s’y piquèrent parfois.

(1) Toutes les références historiques sont empruntées à  un excellent livre : l’Embarras de richesses, la culture hollandaise au  Siècle d’or, Gallimard, 1991.

 



08/01/2012
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