Début du XIXe siècle. Une femme mariée tombe éperdument amoureuse d'un prêtre. Qui plus est, d'un prêtre horriblement défiguré des suites d'une tentative de suicide. Et si cet amour contre nature était l'oeuvre d'un jeteur de sorts ?
"L'Ensorcelée" de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), est un récit singulier, qui semble comme sécrété par le lieu même autour duquel il se déroule : l'étrange lande de Lessay. Soit un désert de 5 000 hectares dans le bas du Cotentin (Manche) où, à l'époque, rien ne pousse hormis ajoncs, bruyères et herbes folles. Cette lande immense et rase, qui assèche le paysage entre les villes de Lessay et de Coutances, impressionne les Normands depuis des siècles : on la dit peuplée d'esprits, on ne la traverse pas sans un pincement de coeur (deux bonnes heures à cheval).
Landes de Lessay
«Ces terres chauves, écrit Barbey d'Aurevilly dans son long prélude à l'Ensorcelée, jettent dans les paysages frais, riants et féconds du Cotentin, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères.» Contrée de brigands, de mystères et de superstitions. Terre fertile pour l'imagination, territoire littéraire et pourtant pays bien réel, puisque figurant encore sur les cartes de l'IGN. Mais que peut-il rester de ces «lambeaux, laissés sur le sol, d'une poésie primitive et sauvage» ? Déjà en 1850, l'écrivain leur donnait peu à vivre : «Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l'industrialisme moderne ; car notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l'âme humaine.»
Landes de Lessay
Pâtres errants
Le premier jour est passé, pas mal d'autres aussi, il est temps d'aller voir si la prédiction de Barbey d'Aurevilly s'est réalisée. Sur place nous attendent une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise : il ne reste effectivement pas grand-chose de la lande originelle, aujourd'hui cultivée ou plantée de pins maritimes ; l'automobiliste la traverse en quelques minutes, sur la D2, sans même s'en apercevoir. La bonne nouvelle : dans le fond, ça n'a aucune espèce d'importance. Bien que né à quelques kilomètres de là, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Barbey d'Aurevilly n'avait lui-même jamais vu la lande de Lessay avant d'écrire son roman. Il s'est contenté de l'imaginer depuis Paris, où il résidait, à partir d'éléments transmis par un ami érudit et de souvenirs de landes proches de son village natal. Sans doute a-t-il rendu l'endroit plus spectaculaire qu'il n'était en réalité. Il est donc bien naturel que le pèlerin ait, à son tour, à fournir un effort d'imagination : à chacun de recréer en lui le désert qui le met face à ses démons.
Château de Saint-Sauveur le Vicomte
Juste au sud de Lessay, Michel Pinel habite en bordure de l'ancienne lande depuis plus de trente ans. Cet ancien professeur d'histoire prolonge en ce lieu une histoire familiale : son père et son grand-père sont nés pas loin de là, dans une petite chaumière de la lande au village du Buisson. «Il est difficile de comprendre la peur des gens à partir du paysage actuel, admet-il. Mais mon père me disait qu'avant-guerre encore, traverser la lande était impressionnant.» Ensuite sont arrivés les gros engins de terrassement, les plantations, l'«industrialisme» et le «matérialisme». Mais les sortilèges s'étaient évanouis depuis bien longtemps. Dans un ouvrage qu'il a consacré à ces lieux (1), Pinel rapporte les propos de l'écrivain Georges Laisney en 1927 : «Hélas ! La lande de Lessay va perdant de son charme, les autos qui la traversent, parmi la poussière blanche de la route, risquent de faire fuir à coups de trompe ou de klaxon le rêve qui la hante.»
Amours impossibles
Se sont enfuis les «bergers aux cheveux presque jaunes, aux yeux gris clair ou verts, de haute taille», pâtres errants aux pouvoirs mystérieux que Barbey d'Aurevilly donne comme étant des descendants «des hommes venus autrefois du Nord sur leurs barques d'osier», mais «modifiés avec des éléments inconnus». Ces hommes qui, d'un sort jeté, rendront Jeanne de Feuardent folle amoureuse de l'abbé de la Croix-Jugan, sont comme les racines profondes de la Normandie.
Mont de Doville / Vieux moulin
Pour retrouver trace des charmes et des sortilèges, Pinel conseille de se rendre à une douzaine de kilomètres au nord de Lessay, sur le mont de Doville. On y retrouve un paysage de lande à peu près préservé, voile pourpre des bruyères et tapis jaune des ajoncs. Et là-haut, à 130 mètres d'altitude, l'oeil embrasse tout l'horizon : les marais, le bocage, les côtes de la Manche, l'île de Jersey posée au loin. Tout le Cotentin à nos pieds, vibrant comme un tapis vert. Le temps paraît reculer : on ne sait plus, ou l'on ne veut plus savoir, si ces maisons, devenues de simples points au loin dans la campagne, sont de pierres ou de parpaings, si les nuages courent sur un siècle ou sur l'autre, si les bergers blonds sèment encore des amours impossibles. Quelque chose monte du sol qui est l'âme de la presqu'île, celle que Barbey d'Aurevilly a captée lorsqu'il s'est agi pour lui d'opérer un retour vers l'enfance via l'écriture.
Cotentin / Mont de Doville
Touche-à-tout
La jeune génération normande ne connaît plus l'écrivain, mais elle en a entendu beaucoup parler en 2008 : on fête le bicentenaire de sa naissance avec moult événements. A Saint-Sauveur-le-Vicomte, le musée Barbey-d'Aurevilly a rouvert fin juin avec de beaux et grands espaces d'exposition. On y retrouve toutes les facettes de l'homme : le réac, le dandy, le critique acerbe, l'homme à femmes, l'écrivain scandaleux en lutte contre «le siècle du scepticisme absolu, du touche-à-tout philosophique et de l'écroulement de tout sous ses mains toucheuses». Baudelaire a dit de l'Ensorcelée : «Je viens de relire ce livre qui m'a paru encore plus chef-d'oeuvre que la première fois.» Le musée de Saint-Sauveur en présente une édition originale annotée par le poète au crayon et par l'écrivain à la plume, en vue d'une réédition. Dans l'Ensorcelée, Barbey d'Aurevilly a fait cette autre prédiction : «L'imagination continuera d'être, d'ici longtemps, la plus puissante réalité qu'il y ait dans la vie des hommes.»
Saint-Sauveur le Vicomte
Liens vers :
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