Sur le blog VOYAGES du journal Libération, est sorti un très intéressant article sur l'histoire d'Alice au Pays des Merveilles, de son origine et de son auteur. Voici donc :
Voici le texte de texte de David Bornstein
C'est à Christ Church, au bord de la Tamise, que Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, rencontre et photographie Alice Liddell avant d'écrire pour elle le célèbre conte de la littérature enfantine.
Eglise de Binsey
Le hameau de Binsey est niché dans les bois, près de la Tamise. Derrière l'église, un puits très ancien où scintille un rond parfait. Bruit de clapotis, eau qui vacille: en s'approchant bien, il n'est pas impossible de voir une petite fille tomber, lentement, de l'autre côté du miroir. Il y a bien longtemps, Alice Liddell a joué autour de ce puits, malgré les interdictions d'une gouvernante au nom sévère – miss Prickett – originaire de Binsey. Alice y a même emmené son ami Charles Dodgson, de vingt ans son aîné. Charles a sans doute raconté à la petite fille que, depuis le Moyen Age, le puits de Binsey était magique, que ses eaux guérissaient les malades venus de la ville d'Oxford.
Mais lorsqu'il écrit Alice au pays des merveilles sous le nom de plume de Lewis Carroll, Dodgson laisse une ombre sur les eaux. Le puits, où la fillette passe dans le monde enchanté, est aussi un lieu sinistre. Un loir psychotique l'explique dans le conte, une tasse de thé à la main : «Il était une fois trois petites sœurs. Elsie, Lacie (anagramme d'Alice), et Tracie. Et elles habitaient au fond d'un puits. Elles se nourrissaient de mélasse.» Alice lui répond, étonnée : «Elles n'ont pu faire ça. Elles auraient été malades.» Le loir conclut: «C'est ce qu'elles ont été. Très malades.»
L'histoire débute comme une légende, sur les bords de la Tamise, non loin de Binsey. Le 4 juillet 1862, Charles Dodgson et un ami remontent le fleuve avec, dans leur barque, Alice Liddell et ses deux sœurs. «Je peux m'en souvenir comme si c'était hier», écrit Carroll dans son journal. «Le ciel bleu sans nuage au-dessus de nous, le miroir de l'eau, la barque traçant son sillon, le cri des oies.» Depuis plusieurs années, Dodgson part en excursion avec les fillettes dans cette campagne idéale où vaches et chevaux paissent librement le long du fleuve. Le père d'Alice, George Liddell, est le doyen de Christ Church, l'un des «colleges» de l'université d'Oxford, où le révérend Dodgson, 30 ans, enseigne les mathématiques.
Université d'Oxford
Parti d'un embarcadère proche de l'école, l'équipage navigue jusqu'au lieu-dit de Godstow. Charles a l'habitude de raconter des histoires qui «vivent et meurent comme les moucherons de l'été». Mais ce jour-là, Alice aime tellement son récit qu'elle le supplie de l'écrire. Le soir même, Dodgson entame la rédaction d'Alice au pays des merveilles. Il écrit furieusement, toute la nuit durant, et note dans son journal : «Je l'ai fait pour une seule raison: combler l'enfant que j'aimais» .
L'amitié d'Alice et de Lewis Carroll naît six ans plus tôt, dans les jardins de Christ Church, une série d'espaces clos, séparés par des murs de pierre. Derrière chaque porte se cachent des massifs de fleurs exubérants et des pelouses parfaites. Alice Liddell avait l'habitude de regarder le jardin de la cathédrale par le trou d'une serrure depuis la résidence du doyen et dans le conte, elle n'arrive pas à pénétrer le jardin défendu. C'est Charles Dodgson qui lui ouvre la porte, un jour de printemps. Il vient prendre la cathédrale en photo avec son appareil flambant neuf. Les sœurs Liddell accourent, elles l'interrogent sur sa curieuse machine. Les présentations sont faites. Dans les années qui suivent, Dodgson devient l'un des meilleurs portraitistes anglais. Il prend de nombreux clichés d'Alice et lui raconte des histoires pendant les longues pauses nécessaires à l'impression argentique. Il photographiera d'autres petites filles – parfois dénudées et dans des poses sensuelles –, avec le consentement de leurs parents. A une époque puritaine où l'on célèbre l'innocence et la vertu par des images d'enfants nus, les clichés ne choquent pas.
Entre deux séances de photos, le spécialiste de logique apprend les échecs à Alice, l'aide à attraper son chat Dinah bloqué dans le noisetier du jardin – le stupide matou aurait inspiré l'inquiétant Chat du Cheshire, dont le sourire demeure après sa disparition. Il l'emmène au tout nouveau musée d'Histoire naturelle d'Oxford qui inspire son bestiaire dans le conte. Dodgson, esprit conservateur et bigot, se passionne pour le non-sens, les inversions, les associations libres d'images – les surréalistes y verront un précurseur, Deleuze également. Il dessine ses bêtes mutantes avant de confier l'illustration du livre à John Tenniel. A l'entrée du musée, trône toujours un «dodo» que Charles et Alice ont admiré ensemble. Cette grosse dinde paresseuse – qui serait à l'origine de l'expression «faire dodo» – a définitivement disparu de l'île Maurice au XVIIe siècle. Dans Alice, c'est le dodo qui propose une course en rond à la façon des réunions politiques afin de sécher les animaux mouillés par une larme de la petite fille. Le dodo, c'est aussi Lewis Carroll. L'homme, qui a toujours bégayé, se présente en disant : «Je m'appelle Charles Do-do-Dodgson.» Alice le surnomme affectueusement «dodo».
Des années plus tard, Alice Liddell, devenue adulte, évoquera son ancien «ami» en des termes chaleureux. Elevé au milieu de sept sœurs, le vieux garçon, mal à l'aise en société, semble avoir été aimé des enfants. Il ne sera jamais accusé d'en avoir abusé. Le journal décapité. Dans la cour centrale du collège de Christ Church, le professeur Dodgson occupe un confortable duplex à partir de 1868. Papier peint vert, rideaux, canapés rouges. Des effluves chimiques viennent du laboratoire photographique. Lorsque Dodgson meurt trente ans plus tard, sa famille récupère son journal intime. C'est sans doute à ce moment qu'une page du mois de juin 1863 est tranchée à l'aide d'un rasoir – on ne peut s'empêcher de penser au «Coupez-lui la tête» hurlé par la Reine de cœur. A ce moment-là, la famille Liddell lui interdit de fréquenter les trois filles. Que s'est- il passé ? Certains imaginent que le révérend aurait franchi le pas, et demandé la main d'Alice pour l'épouser à sa majorité. Cette pratique n'avait rien d'exceptionnel sous l'ère victorienne, mais, elle était, en l'occurrence, impensable : les Liddell avaient du sang noble, Dodgson était un obscur professeur. Le poème introductif d'A travers le miroir, écrit quelques années plus tard – et dédié à Alice, nomme clairement la situation et le malheur de Charles : «Enfant au front plus pur qu'un beau ciel sans nuage Aux yeux de songe émerveillés Malgré la loi du temps qui veut que de ton âge La moitié d'une vie me sépare à jamais Ton sourire si tendre accueillera je gage Le cadeau d'amour de ce conte de fées.»
Aujourd'hui, à Christ Church, ces histoires anciennes semblent oubliées. Dans le Hall mythique – celui d'Harry Potter – , où dîne tous les soirs l'élite des étudiants anglais, l'hommage à Lewis Carroll est appuyé. Le portrait de l'écrivain est le premier d'une immense galerie d'hommes célèbres. Il fait face à celui de la reine Elisabeth. Sur les vitraux de la salle de réception, on retrouve des personnages du conte : Alice, le lapin blanc, le dodo, les cartes à jouer. Des images colorées et innocentes, dans une Angleterre où l'on considère que Lewis Carroll est un auteur pour enfants. Pourtant, de l'autre côté de la salle, deux chenets de cheminée aux têtes allongées rappellent qu'au pays des merveilles, la pauvre Alice est déformée et soumise à toutes sortes de violences. Son identité est mise à mal – les animaux mutants tentent de lui démontrer sa propre folie –, son corps est martyrisé – elle manque de se noyer, d'être dévorée, évite la décapitation. Malgré le «happy end» final, destiné à l'innocente lectrice, des générations d'artistes français – Breton, Artaud, Ionesco, Lacan – ont admiré un autre Carroll, auteur du sadisme et de la transgression. Jusqu'à l'hommage de Serge Gainsbourg avec ses Variations sur Marilou : – «Arrivée au pubis, de son sexe corail / Ecartant la corolle / Prise au bord du calice de Vertigo / Alice s'enfonce jusqu'à l'os / Au pays des malices de Lewis Carroll.»