Voyage poétique dans le pays normand, à Quillebeuf, Caudebec-en-Caux… sur les traces du mascaret. Cette vague déferlante et meurtrière, qui remontait la Seine parfois jusqu’à Rouen, disparut en 1963, avec l’aménagement de l’estuaire.
Paru le 20 octobre 2007 dans le journal Libération
publié dans le 06 FEVRIER 2008
texte: Edouard Launet
L’onde fantôme remonte et le fleuve et le temps. Elle galope à contre-courant dans les méandres de calcaire. L’onde solitaire court en rugissant dans le pays normand. Le baiser salé de la Manche vient mourir à Paris, sur les bords de votre âme. Puis c’est le reflux, violent, qui vous arrache au siècle, à la ville, à la conscience même, et vous entraîne tout en bas de la Seine.
La vague vous dépose au point kilométrique 317, juste en amont de l’estuaire, entre Quillebeuf et Villequier (1). L’endroit précis où, il y a cent vingt ans, le vapeur anglais Romeo fit naufrage. Sept personnes se noyèrent. C’était le 21 septembre 1887. Le navire, long de cent mètres de long et large de douze, arrivait de La Nouvelle-Orléans. Après avoir traversé l’Atlantique, il remontait tranquillement la Seine vers Rouen. Vers 13 heures, le Romeo s’échoue sur un banc de sable à ce point kilométrique 317 et ne parvient pas à s’en dégager. «A 23 h 35 environ, rapportera plus tard le capitaine, nous entendîmes le bruit du mascaret et nous vîmes apparaître comme une blanche muraille d’eau qui se ruait vers nous (2).» Au moment de l’impact, le bateau se couche sur son bâbord et se met immédiatement à sombrer.
Mathématiques
Le naufrage ride encore le fleuve au pied du petit feu de Vatteville (scintillant vert), au milieu d’une portion droite du fleuve, désormais endiguée. Bien sûr l’épave a disparu. Tout est calme. On distingue Villequier au nord et La Vacquerie au sud. Rive gauche, une plaine avec quelques maisons ; rive droite, les chaumes d’un champ fraîchement moissonné. Sur le fleuve le Giannis M, chimiquier immatriculé à Malte, fait route vers l’aval.
Nous, le temps d’une journée ou d’un week-end, nous remonterons lentement vers l’amont – à pied, à vélo, à cheval, en bateau, mais certainement pas en auto. Sans doute aurons-nous le temps d’aller jusqu’à Jumièges, au point kilométrique 295 avec, dans la main droite, un guide de navigation fluviale et dans la gauche un manuel de mathématiques. Car partir sur les traces du mascaret est une expérience singulière.
La vilaine vague se formait à l’embouchure de la Seine aux marées d’équinoxe et remontait le fleuve parfois jusqu’à Rouen. Elle a disparu depuis 1963 : des travaux d’aménagement dans l’estuaire, cette année-là, empêchent sa formation. La vague est morte mais son fantôme rôde encore. On le croisera çà et là sur notre chemin. Et puis le spectre continue sa course dans les maths et la physique sous le nom de soliton, solution singulière des équations différentielles non linéaires de Korteweg-De Vries, vedette d’un «système hamiltonien complètement intégrable», comme l’assure le livre à main gauche.
Bulle d’air
Simplifions : cette onde solitaire, qui parcourt des kilomètres sans se déformer, est un défi au bon sens. Elle devrait vite s’effondrer, finir en clapotis. Or non : les forces qui devraient l’annihiler sont compensées exactement par celles qui la créent. C’est un peu l’histoire de la bulle d’air sous le papier peint qu’on n’arrive pas à détruire : lorsqu’on appuie dessus, elle glisse ailleurs, intacte. C’est ainsi que le mascaret avance, solide, en bousculant les navires sur son passage : entre 1789 et 1829, 112 embarcations disparaissent entre Quillebeuf et Villequier. Entre 1830 et 1851, 105 naufrages supplémentaires entre Tancarville et Caudebec-en-Caux.
Sur la Seine, ce phénomène était appelé «barre». Dans le charmant village de Villequier, où nous arrivons après trente minutes de marche, certains prétendent que c’est la barre qui a pris la vie de Léopoldine, fille aînée de Victor Hugo. Le 4 septembre 1843, Léopoldine s’est noyée ici avec son mari Charles Vacquerie. Leur petite embarcation a chaviré. Ils étaient mariés depuis quelques mois. Elle avait 19 ans. Drame national. Un petit monument a été dressé sur le lieu du naufrage, en amont du village. Le naufrage a laissé trois pierres blanches derrière lui : les os de Léopoldine et de Charles mêlés dans le même cercueil au petit cimetière de Villequier, un fameux poème du père («Demain dès l’aube/ A l’heure où blanchit la campagne…»), et puis cette légende, colportée par les instituteurs lors des voyages scolaires dans les boucles de la Seine : c’est le mascaret qui a renversé le bateau. La réalité est bien différente, le responsable est un brusque coup de vent. Il était environ 13 heures. Le mascaret, lui, passait entre 10 et 11 heures, ou tard le soir. On visitera impérativement le charmant musée Victor-Hugo avant de quitter Villequier, et puis le cimetière… «Je sais que tu m’attends.»
Puisqu’on parle du loup, le voici : la lame déferle sur l’écran d’un téléviseur, dans une petite salle du musée de la Marine de Seine. Nous sommes maintenant à Caudebec-en-Caux. Le film d’archives, d’une dizaine de minutes, a pour titre Mascarets. On y voit les foules qui venaient attendre l’onde sur le quai de Caudebec (jusqu’à 10 000 personnes !), tout près du fleuve, au risque d’être trempées par l’explosion de la vague.
«Un mascaret sans linge à sécher est un mascaret raté», disait-on dans le temps. Une petite plaque est scellée sur le quai : «En souvenir de Mme Lebreton, née Jacqueline Gremont (1938-1961), emportée par le mascaret le 17 février 1961.» Il était 23 heures, un bus avait braqué ses phares vers l’aval pour guetter la vague. La jeune Havraise, enceinte, fut happée par le flot.
Martin-pêcheur
L’onde solitaire court également dans la littérature : Maurice Leblanc en fit un des ressorts de son roman la Barre-y-va. C’est le nom d’une chapelle perchée à flanc de coteau entre Villequier et Caudebec, aux murs couverts d’ex-voto et de maquettes de bateaux. Barre-y-va, parce que la barre y allait ou, du moins, passait à ses pieds. «Sous la poussée formidable de la marée, que le vent soulevait et décuplait, l’énorme vague devait déferler dans la Seine, emplissant la vallée de remous et de montagnes d’eau», écrit Maurice Leblanc. Mais il est probable qu’au début le lieu s’appelait tout bêtement Barival. La chapelle mérite amplement une petite ascension. Les bords de Seine sont comme un bord de mer. La marée montante inverse le courant, les mouettes et goélands se laissent haler vers l’amont par le flot limoneux, parfois on entrevoit le bleu métallique d’un martin-pêcheur (qu’à Paris les logiciels de correction orthographique rebaptisent souvent marin-pêcheur). A La Mailleraye-sur-Seine, un peu plus haut sur la rive gauche, le menu à 11 euros (entrée-plat-dessert, vin compris) du restaurant Isa-Bella est une performance qu’il faut aller saluer de sa fourchette. La véranda de l’établissement donne sur la Seine, où passent des «pousseurs» menant devant eux des barges emplies de containers : désormais le nouveau port du Havre expédie sur le fleuve quantité de ces grandes boîtes qui arrivent de Singapour ou Hongkong. Certaines remontent jusqu’à Paris.
La nuit, ces convois sentent passer sous eux l’onde fantôme, qui vient murmurer aux oreilles des mariniers des mots glaçants et des chansons douces. Le baiser salé de la Manche vient mourir à Paris, sur les bords de votre âme. Puis c’est le reflux.
(1) La navigation sur la Seine est rythmée par des points kilométriques, mesurés à partir de Paris. (2) Rapport publié par la revue le Yacht du 1er octobre 1887, repris dans le n° 34 du Chasse-Marée (mars 1988), dans un article très complet de Jean-Jacques Malandain.
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