Itinéraire andalou sur les pas de Lorca / David Bornstein Libération
Le site Voyages du journal Libération est riche d'itinéraires littéraires. Comme celui de Federico Garcia Lorca, un article de David Bornstein parmi tous ceux de ce site très riche en documents et en photos.
Grenade, itinéraire andalou sur les pas de Lorca
Nichée entre la plaine de la Vega et les sommets enneigés de la Sierra Nevada, Grenade est la ville où fut assassiné Federico García Lorca.
Itinéraire andalou du grand poète espagnol.
Federico Garcia Lorca
texte: David Bornstein
Un minuscule village entouré de champs de betteraves et de peupliers, au cœur d'une plaine fertile nommée Vega. Au loin, on devine Grenade et ses palais couronnés par les neiges de la Sierra Nevada. Federico García Lorca est né à Fuentes Vaquerosen 1898.
Le village de Fuentes Vaqueros
Les maisons sont blanches, les rues calmes, plantées d'orangers. Un peu partout, des hommes et des femmes discutent sur des bancs ou fredonnent une mélodie. La demeure familiale des Lorca est située rue de l'Église. En 1931, la municipalité socialiste la rebaptise «rue du poète García Lorca». La seconde République espagnole vient de naître et l'écrivain célèbre, qui vit à Madrid, est revenu pour l'inauguration : «Fuentes Vaqueros est un village très sympathique et libéral... Ici on aspire à la joie, au progrès, à l'amour de la beauté.» Les habitants du village sont réputés pour leur sociabilité, leur style, leur intelligence. Leur culture est la source à laquelle puisera le poète, tout au long de son œuvre. Dès son enfance, Lorca écoute les contes fantastiques de ses nourrices et il apprécie le cante jondo (chant «profond» du répertoire flamenco) des paysans invités par son père –riche propriétaire terrien–, lors des fêtes de familles.
Federico García Lorca quitte la Vega pour Grenade en 1909. Sa famille s'installe dans une maison, aujourd'hui disparue, du centre-ville, sur l'une des promenades les plus fréquentées de la cité, l'Acera del Casino. À quelques pas de là, place Campillo, le restaurant Chikito a gardé le style traditionnel – murs jaunes et briques rouges, photos taurines et jambons – de l'ancien café fréquenté par Lorca, par des jeunes intellectuels et des artistes grenadins. Avec eux, il fonde la revue Gallo, qui veut secouer les idées rétrogrades de la bourgeoisie concernant l'art et la culture. À l'époque, le flamenco est souvent associé à des lieux de perdition, à un folklore de pacotille. Lorca défend son cante avec passion : «L'âme musicale du peuple est en très grave danger! Les anciens emportent dans leur tombe des trésors d'une valeur inappréciable… Ce qui nous relie au plus profond de l'Orient ne peut être confié à des musiciens de cabaret.»
Depuis le centre, on accède à la haute colline de l'Alhambra par d'interminables chemins bordés de cyprès et de murailles. Au point le plus haut de la forteresse, quelques maisons qui constituaient l'ancienne médina. Les bains arabes sont devenus un musée. Dans les salles voûtées, sans fenêtres, le café « El polinario » accueillait les meilleurs chanteurs de Grenade. Lorca fréquente ces lieux lorsqu'il écrit le Poème du Cante Jondo. C'est sa première œuvre majeure, il n'a que 23 ans. Les poèmes, qui sont d'abord des paroles destinées au chant – ensuite reprises par de nombreux musiciens – s'inspirent de couplets anonymes. Comme cette « petenera », chant traditionnel juif, puis gitan, qui évoque une femme maudite. La version traditionnelle : «Qui t'a nommé petenera / n'a pas su te donner de nom / il aurait dû te dire / Solea jette-toi à la mer ! / il devait te donner ce nom / perdition des hommes.» Et celle, lancinante, sensuelle et fantastique, de Lorca: «Dans la maison blanche se meurt / la perdition des hommes / Cent pouliches caracolent / leurs cavaliers sont morts / Sous le tremblement / étoiles des bougies / sa jupe de soie palpite / entre ses cuisses de bronze / Cent pouliches caracolent / Leurs cavaliers sont morts.»
À quelques mètres des bains, passée l'église Santa Maria de l'Alhambra, se découvre la cour des Aljibes, d'où l'on surplombe les maisons blanches de l'Albaicín et les premiers jardins fleuris du palais Nazaries. Durant l'été 1922, Lorca y organise – aux côtés du compositeur Manuel de Falla – le premier concours de cante jondo espagnol. Le jeune homme n'a pas peur des symboles : la cour des Aljibes fait face au palais de Boabdil – dernier souverain arabe d'Andalousie – et au palais des rois catholiques, victorieux en 1492. Deux édifices qui «incarnent à eux seuls le choc de l'Orient et de l'Occident». Deux nuits durant, les chanteurs viennent des villages et des quartiers pour s'affronter devant un public d'élégants. Un succès qui contribuera à la renaissance du cante jondo, jusqu'à alors cantonné aux classes les plus marginales.
Aujourd'hui rattrapée par la ville, la Huerta de San Vicente est la maison de campagne où Lorca passe tous ses étés à partir de 1926. La demeure blanchie à la chaux, aux volets verts, est entourée d'un vaste parc planté de cyprès et de figuiers. Dans la sobre chambre de Federico, le lit, pour une personne, est dominé par la vierge. Face au bureau de bois clair, une porte-fenêtre d'où l'on pouvait admirer l'Alhambra et la Sierra Nevada. Loin du tumulte de Madrid où il vit l'hiver, à partir de 1919, Lorca s'isole dans cette chambre : c'est son «usine» à écriture. Il y achève son œuvre la plus célèbre, le Romancero Gitano. Dans ces petites histoires en vers, il « poétise » la figure du gitan, dernier héritier d'une culture méditerranéenne écrasée par la « Reconquista » catholique.
Les ruelles tortueuses de l'Albaicín sont le décor idéal pour ses romances aux accents rouge sang. Parcourant ces «sentiers angoissants prisonniers de murs où se pointent des capes de jasmin, de lierre et de rosiers», Lorca, tel le chanteur jondo pris par la transe, se fait voyant. Il trouve là son plus haut « duende », cette inspiration d'ordre surnaturelle qui, selon sa propre théorie, caractérise l'art andalou. «Sous la touffe de ses cheveux / j'ai creusé un trou dans la vase / Ses cuisses m'échappaient sans cesse / comme des poissons que l'on piège / à moitié pleines de chaleur / et à moitié pleines de neige / Comme un vrai gitan que je suis / j'ai fait ce que je devais faire / Pour coudre je lui ai donné / un nécessaire en satin clair / Je ne veux pas être amoureux / car elle a dit qu'elle était fille / alors qu'elle était mariée / quand je la menais vers la rive.»Fuyant Madrid, Lorca se réfugie à la Huerta de San Vicente lorsqu'éclate la guerre civile espagnole, en 1936. Fidèle à sa conception de la culture andalouse, il donne plusieurs interviews très mal perçues par l'extrême droite locale. «La prise de Grenade fut un terrible moment déclare-t-il, on a perdu une civilisation admirable : une poésie, une astronomie, une architecture et une délicatesse unique au monde pour laisser la place à une ville pauvre, apeurée, où s'agite actuellement la pire bourgeoisie d'Espagne.»
Son homosexualité, assumée après des années de dissimulation, exaspère aussi les conservateurs. Dès la prise de Grenade par l'armée de Franco, le gouverneur constitue un dossier contre l'écrivain. Les commandos de l'Escadron noir fouillent la Huerta de San Vicente mais Lorca se cache chez un ami fasciste. Il sera finalement arrêté le 16 août. Au nord de la ville, sur les montagnes, le village de Viznar. Lorca y est conduit en camion et enfermé dans un ancien moulin. De la route où se situe le cachot, on aperçoit Grenade la magnifique et la verte vallée de la Vega. Les commandos emmènent le poète et deux compagnons républicains jusqu'au ravin de Viznar. On y accède par un sentier bordé de pins, surplombant des à-pics vertigineux. Après quelques minutes de marche, on découvre un terre-plein, et une immense croix composée de fleurs.
Des bouts de papiers sont attachés aux arbres avec du fil. Ce sont des lettres et des poèmes d'anonymes qui s'adressent à Federico. Face à la croix, une phrase gravée sur une stèle de marbre : « Lorca eran todos » (« Tous étaient Lorca »). Comme le grand écrivain, des centaines, peut-être des milliers d'Espagnols ont été fusillés à Viznar. Fin 2009, après d'interminables débats et empoignades politiques, un juge a finalement ordonné que des fouilles soient entreprises – contre l'avis de la famille Lorca – sur le site, censé abriter une fosse commune. En décembre, les résultats des recherches ont montré qu'aucune fosse n'existe sur le lieu des excavations. Malgré diverses hypothèses, nul ne sait aujourd'hui où reposent les os de Federico García Lorca. L'un de ses derniers poèmes, De la mort obscure, semble nous susurrer à l'oreille que cela importe peu, au fond. «Je veux dormir le sommeil des pommes / et m'éloigner du tumulte des cimetières / Je veux dormir le sommeil de cet enfant / qui voulait s'arracher le cœur en pleine mer / Je ne veux pas que l'on me répète que les morts / ne perdent pas leur sang / Je veux dormir un instant / un instant, une minute, un siècle / mais que tous sachent bien que je ne suis pas mort / qu'il y a sur mes lèvres une étable d'or.»
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