Tahiti, Tubuai, Tetiaroa... les îles mutines du Bounty / Libé Voyages
Le 23 décembre 1787, un navire de Sa Majesté, le Bounty appareille du port de Spithead, en Angleterre. Sa mission : récupérer à Tahiti des plants d'arbres à pain pour nourrir – à peu de frais – les esclaves de la Jamaïque. A la barre, le commandant William Bligh. Excellent marin, mais tyrannique, il est à l'origine d'une des plus célèbres mutineries navales.
Après un voyage harassant, de l'Atlantique au Pacifique en passant par l'Océan Indien, le Bounty mouille dans la baie de Matavai, à Tahiti, en octobre 1788. A l'est, la pointe Vénus bordée par une longue plage de sable noir volcanique ; à l'ouest, les falaises taillées au silex du col du Tahara'a. James Morrisson, second maître à bord, écrit : «De nombreuses montagnes surgissant de la mer s'élèvent progressivement jusqu'à former un massif montagneux au centre de l'île. Ces montagnes sont divisées par d'innombrables vallées très verdoyantes (...) et laissent apercevoir d'innombrables cascades d'un aspect charmant.»
Cette baie ouverte aux eaux chaudes du Pacifique sud, où furent tourné en 1961 les Révoltés du Bounty de Lewis Milestone avec Marlon Brando, abrite l'une des plages les plus populaires de Tahiti. Son sable d'une extrême finesse, ses aito (arbres de fer) pliés par le vent et son rivage préservé du béton attirent tous les amoureux de la côte est, la plus sauvage. Les touristes, acheminés par cars entiers, se contentent généralement d'un cliché du phare construit en 1867 et d'un petit tour dans le fare (maison) artisanal. Le sable noir les rebute. Ils ratent un bonheur élémentaire : le coucher de soleil sur Moorea, l'île soeur. A savourer seul, à deux, ou entre potes, une Hinano, la bière locale, à la main. La nuit tombée, les pêcheurs d'ature, sorte de maquereau, vont poser leurs filets dans la baie alors que retentissent dans le lointain, les premières notes d'ukulélé, annonciatrices d'une bringue. Au petit matin, on peut aller observer les dauphins à l'aplomb des falaises du Tahara'a. Inutile de rêver : Flipper n'y est pas. Ce sont de vrais cétacés sauvages, qui ne bondissent pas hors de l'eau sur un coup de sifflet. On les aperçoit de loin, on ne les dérange pas, mais on s'autorise un émerveillement pur, simple, enfantin.
Avril 1789, le Bounty, bourré de boutures, lève l'ancre et file plein est. La mutinerie, menée par Fletcher Christian, éclate au large des îles Tonga. William Bligh et une vingtaine de fidèles sont débarqués sur une chaloupe. Les rebelles, eux, mettent les voiles vers Tubuai, une île à 600 km au sud de Tahiti, découverte par James Cook en 1777 mais mal répertoriée et considérée comme inapte au mouillage.
De leur première rencontre avec les insulaires, le 29 mai 1789, James Morrisson raconte : «Les indigènes se rassemblèrent sur la plage et beaucoup d'entre eux environnèrent le navire de leurs pirogues (...). Après avoir examiné le navire, ils allèrent retrouver ceux qui se trouvaient sur la plage et qui paraissaient armés de massues et de lances d'un bois noir et brillant. (...) Ils avaient l'air redoutables.» Le premier contact se transforme en premier massacre. Douze insulaires sont tués dans ce qui est appelé aujourd'hui «la baie sanglante».
Fletcher Christian et ses hommes s'installent sur l'île. Mais pour des questions de terres, d'honneur et de femmes, une nouvelle bataille les oppose aux guerriers de l'île. Ils tuent soixante-six d'entre eux avant de s'enfuir. Quelques-uns achèveront leur cavale à Tahiti, les autres échoueront à Pitcairn.
Tubuai. Huit couleurs de sable se déclinent sur ses plages, du blanc à l'ocre en passant par le vert. Le lagon, cinq mètres de profondeur au mieux, se pare de reflets de turquoise et de jade. L'île est entourée de plusieurs motu (îlots) : on peut y casser la croûte avant de piquer une tête parmi les patates de corail. Pour faire le tour de l'île, on enfourche un vélo et on suit la route – absolument plate – qui traverse Mataura, la «capitale», Taahuaia et Mahu. Une deuxième route perce l'intérieur de l'île et permet d'approcher son point culminant, le mont Taita'a, 422 mètres. On l'aborde par une forêt de pins des caraïbes et d'acacias avant de s'enfoncer dans un bois de goyaviers chinois. A l'arrivée, la récompense est à la hauteur des efforts fournis : assis sur d'énormes rochers, on bénéficie d'une vue exceptionnelle sur la plaine, le lagon, le Pacifique.
Rurale et communautaire, l'île cultive un sens particulier de l'accueil : sincère et timide à la fois. On se salue et l'on se tutoie. On laisse les clés sur le contact et l'on ne ferme pas les portes à double tour. Pour de vrai, Tubuai est un endroit paisible où tout ne tourne pas autour du tourisme. La belle se suffit à elle-même. Grâce à un climat tempéré, de 14 à 30 °C selon la saison, tout y pousse : légumes (taro, pomme de terre, carotte, chou...) comme fruits (papaye, litchi, citron, banane...). La pêche et l'artisanat complètent les revenus. Hier rétive à l'installation d'une poignée de fugitifs armés, l'île se préserve aujourd'hui des foules touristiques. La capitale administrative de l'archipel des Australes ne manifeste pas le désir ardent de devenir l'une des étapes «incontournables» d'un séjour en Polynésie française. Tubuai n'est pas Bora Bora. Pas de mariage expédié sur fond de carte postale. Ce ne sont pourtant pas les temples protestants, mormons, adventistes qui manquent. C'est juste qu'ici, le factice n'a pas sa place.
"Les révoltés du Bounty" avec Clark Gable
Trois films ont retracé la mutinerie du Bounty. Un seul a marqué la Polynésie, celui de Lewis Milestone. Ce n'est pas le meilleur. Mais les équipes de la MGM ont envahi la pointe Vénus pendant des semaines. Et puis, Marlon Brando a formé un couple mythique avec une Tahitienne, Tarita Teriipaia, la grand-mère de Tuki, le beau gosse de Versace. Enfin, l'acteur, qui voulait s'établir en Polynésie, s'est offert l'atoll de Tetiaroa à la fin des années 1960. «C'est un plaisir d'être [ici] où l'on se sent libre, alors qu'ailleurs, la vie est de plus en plus infernale», confiera-t-il à un journaliste local.
Sanctuaire. Situé à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Tahiti, Tetiaroa est composé de douze motu cerclant un lagon de sept kilomètres de large. Un coin de sable et de corail, jadis résidence royale, désormais vierge de toute activité humaine et accessible uniquement en bateau – deux heures de traversée. Brando voulait y ériger une université, il opta finalement pour un petit hôtel, aujourd'hui fermé. Son fils, Teihotu, est le seul habitant de l'atoll. Unique motu ouvert aux visiteurs, l'île aux oiseaux, sanctuaire écologique où, grâce à l'absence de prédateurs, niche une douzaine d'espèces en toute tranquillité : fous bruns et à pied rouges, grandes frégates, frégates ariel, sternes fuligineuses, huppées, ou blanches, noddis bruns ou noirs, aigrettes sacrées, courlis d'Alaska, chevaliers errants, pluviers fauves... Un biotope unique en Polynésie.
"Les révoltés du Bounty" avec Marlon Brando
Cet équilibre est menacé. La famille Brando a loué une partie de l'atoll à une chaîne d'hôtels internationale qui veut construire des bungalows d'un très grand standing. Les promoteurs prétendent que l'écosystème ne sera pas dégradé ; les défenseurs de l'environnement assurent le contraire. Le dossier traîne depuis des années. En attendant de devenir un lieu de villégiature pour milliardaires, l'atoll demeure accessible aux communs des mortels, par petites grappes pour éviter les nuisances. Aller à Tetiaroa, c'est effleurer ce qu'ont dû ressentir, il y a deux cent vingt ans, les mutins du Bounty, sûrs de ne jamais revoir l'Angleterre : être seul au monde.
Paru dans le supplément Next du journal Libération en septembre 2008
Lien vers l'article de Libération
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