Les « oracles » de la finance ont-ils vraiment raison ? - Laurent Femenias
Les « oracles » de la finance ont-ils vraiment raison ?
Laurent Femenias
24 octobre 2013
La presse a récemment fait ses gros titres sur le fameux prix abusivement appelé « Nobel d’économie » (en fait Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alferd Nobel) décerné lundi 14 octobre 2013 aux chercheurs américains Eugene Fama, Lars Peter Hansen et Robert Shiller pour leurs travaux sur « l’analyse empirique du prix des actifs ». Les médias saluent ainsi la récompense attribuée à des « oracles de la finance ». Ce prix n’est pas en soi une grande surprise, les économistes en question étant régulièrement cités parmi les favoris de l’Académie royale des sciences de Suède (qui choisit les lauréats) depuis quelques années. Et cette Académie a le plus souvent récompensé par le passé des chercheurs adeptes d’une vision pour le moins orthodoxe et libérale de l’économie. C’est encore le cas cette année, même si nous verrons que l’Académie a tenté de mettre un peu d’eau dans son vin. Mais présentons rapidement les apports des lauréats :
Eugene Fama, professeur à l’Université de Chicago (où officia jadis Milton Friedman, le père du monétarisme), est un défenseur intransigeant d’un libéralisme pur et dur. Il est le père fondateur de la théorie de l’efficience des marchés qui représente la quintessence des apports de la « nouvelle économie classique » à la théorie de la finance. Des modèles extrêmement sophistiqués et hyper formalisés nous décrivent ainsi les comportement d’agents économiques parfaitement rationnels qui traitent correctement les informations dont ils disposent. Sur cette base, la théorie des marchés efficients de Fama explique que les marchés seraient parfaits si les informations disponibles étaient elles-mêmes parfaites. Or, ces dernières ne le sont pas en raison notamment des politiques économiques discrétionnaires qui viennent biaiser leurs anticipations par ailleurs parfaites. C’est donc la politique qui engendre la crise et non les failles des marchés !
Des expériences avaient été menées durant les années 1990 au États-Unis (notamment par le Wall Street Journal), visant à comparer les choix d’investissements de banquiers avec ceux d’un groupe de singes lançant des fléchettes. Et il se trouvait que les performances des banquiers n’étaient absolument pas meilleures que celles des singes ! Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, ce type d’expérience n’avait absolument pas pour but de montrer l’incompétence des banquiers et autres analystes financiers, mais au contraire de prouver qu’en vertu du principe d’efficience des marchés, en moyenne, il était impossible de battre le marché sans le recours à la chance ou à la triche. Pour les partisans de l’efficience des marchés, puisque les individus sont rationnels, qu’ils utilisent l’information disponible et que les marchés sont correctement valorisés, les mouvement des prix (notamment dans le cas des krachs) sont par conséquent... aléatoires ! Pour résumer les idées de Fama, les marchés seraient parfaits (et les crises inexistantes !) s’il n’y avait des biais comportementaux et des trouble-fêtes venant créer des « frictions » sur les marchés, par la régulation financière et la politique économique notamment.
Tout comme Fama, Lars Peter Hansen est professeur à Chicago et lui aussi très nettement néo-classique. Il est un mathématicien reconnu et un économètre accompli, c’est-à-dire qu’il bâtit des modèles statistiques très élaborés visant à valider les hypothèses théoriques énoncés par ses collègues.
Le cas de Robert Shiller est quelque peu différent. Professeur à Yale, il n’est pas comme ses confrères, un adepte de la parfaite rationnalité des comportements des agents. Il s’intéresse pour sa part à la finance comportementale, notamment à la manière dont les bulles spéculatives naissent des comportements des agents sur les marchés. Il est notamment connu pour avoir annoncé la survenue de la crise de 2007 sans avoir à l’époque été cru. Shiller est donc en quelque sorte la caution « morale » de l’Académie royale des sciences de Suède.
Que veut montrer l’Académie suédoise en décernant ce prix à ces trois chercheurs ? Tout simplement que s’il s’avère effectivement impossible de prédire les prix d’actifs financiers dans un très court terme (quelques jours, quelques semaines...), en revanche, il serait parfaitement possible de théoriser ces derniers sur de plus longues périodes (quelques années par exemple). Et il est vrai que si les apports de Fama et Shiller peuvent sembler contradictoires à court terme, ils se rejoignent néanmoins dans le long terme puisque Shiller admet que les cours de la bourse deviennent conformes aux dividendes des sociétés. Ouf ! Les bulles ne seraient donc que des anomalies et les « oracles » auraient bel et bien raison dans le long terme. Il faut juste laisser le temps au marché de « digérer » les frictions engendrées par la politique économique et les irrationalités passagères qui en découlent. L’honneur de la brillante science économique orthodoxe est donc sauf, et les attaques qui ont fusé contre elle suite à la naissance de la crise dans les marchés financiers peuvent donc être oubliées.
Mais en réalité, c’est toute la question de savoir si les marchés évaluent correctement la valeur des actifs qui est biaisée. Car elle suppose de manière sous-jacente l’existence d’une valeur objective des biens échangés. Or, non seulement cela est plus que contestable, mais en outre, les prix constatés sur les marchés n’ont en réalité strictement aucun rapport avec cette valeur, même si elle existait. En effet, les acteurs des marchés ne sont pas rationnels au sens où l’entendent les économistes orthodoxes. Mais ils ne sont pas pour autant irrationnels. Leur rationalité obéit simplement à une autre logique. Cette logique de la spéculation était déjà très bien décrite dans les années 1930 par le grand économiste britannique John Maynard Keynes qui expliquait de manière très claire et imagée (et sans une équation) dans sa fameuse Théorie générale : « La technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir les suffrages des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. » Nul besoin donc de savoir soi-même ce que serait la beauté dans l'absolu (ou la valeur, cela revient au même), il suffit d'essayer de deviner ce qu'en pensent les autres.
L'économiste français André Orléan a développé depuis quelques années cette théorie de la logique autoréférentielle de la spéculation inspirée de Keynes, abandonnant la rationalité néoclassique au profit d’une rationalité dite « mimétique » en ce sens que chacun tente d’anticiper ce qu’il pense que les autres vont eux-mêmes anticiper. Ce qui compte n’est donc pas tant d’avoir raison ou tort dans l’absolu sur par exemple les perspectives de bénéfices d’une entreprise, mais ce que l’on pense que les autres vont penser devant les diverses informations disponibles. Cela a le mérite d’expliquer la survenue des bulles spéculatives de manière bien plus convaincante que par l'irrationnalité pure et simple ou bien en invoquant des anomalies.
De la même manière, les chercheurs « post-keynésiens » américains insistent sur le caractère radical de l'incertitude, que l'on peut résumer par la fameuse maxime de Keynes : « À long terme, nous serons tous morts ». Cela signifie-t-il que toute théorie de la finance est impossible ? Non bien sûr comme en témoignent par exemple des auteurs comme Hyman Minsky. Ce dernier a permis de donner des fondements théoriques solides à ce qu’il a nommé l’hypothèse d’instabilité financière, mettant en avant les interrelations entre la structure financière de l’économie et le niveau de l’activité. En revanche, il est parfaitement impossible de prévoir les variations des prix sur les marchés, y compris en utilisant de complexes modèles mathématiques comme voudraient le faire croire les fameux oracles de la finance ou ceux qui leur décernent des récompenses. L'existence même de ces récompenses montre en tout cas que malgré la crise, la théorie orthodoxe a encore de beaux jours devant elle et que tout reste à faire pour mettre en avant les vues alternatives sur la finance développées par les économistes hétérodoxes.
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