Livre / "Dix petites anarchistes" de Daniel de Roulet
DIX PETITES ANARCHISTES
Daniel de Roulet
Editions Libretto
2018 – 144 pages
« Ce qui compte, ce n’est pas la réalité de l’anarchie, c’est d’être anarchiste. L’attitude anarchiste, voilà notre sagesse. Pour les siècles à venir, on n’envisage ni un monde débarrassé de tout pouvoir ni éclairé enfin par l’anarchie universelle. On les imagine plutôt peuplés d’anarchistes. La révolte donnera sens à leur vie, comme elle a donné sens à la nôtre. »
Ce sont les mots de Valentine rapportés à la page 140 du livre et qui illustrent parfaitement l’esprit de cette fiction réaliste basée sur l’émigration surnuméraire suisse au XIXème siècle quand des populations en mal d’espérance tentaient de s'inventer une nouvelle vie à l‘autre bout du monde.
« Dix petites anarchistes » comme les « Dix petits nègres » d’Agatha Christie, dans une version internationaliste et révolutionnaire.
L’histoire commence à Saint-Imier en Suisse, dans un monde paysan où commence à naître l’industrie horlogère. Une population pauvre qui voit débarquer Bakounine et ses idéaux libertaires, Benjamin, alias Errico Malatesta, l'écrivain anarchiste italien, dans cette commune qui avait déjà connu la création d’un hôpital de district créé par le médecin juif Herman Basswitz en 1844, soutenu par la population locale, en opposition au pouvoir bernois. Les graines de la révolte étaient déjà semées.
Le congrès anarchiste de Saint-Imier (qui a vraiment eut lieu en septembre 1872) donnera les bases du voyage de ces dix femmes dont le cri de ralliement sera « Ni Dieu, ni maître, ni mari » (ce qui n'exclut pas l'amour et le désir), dix femmes et leurs enfants, libres de choisir leur destin dans un idéal de partage égalitaire, y compris avec les hommes mais pas sous leur domination. Un monde nouveau à créer quelque part où cela sera possible comme les prémices d’une nouvelle forme de société. Ce formidable voyage les mènera de Suisse en Patagonie, puis sur l’île de Juan Fernandez (la fameuse île de Robinson Crusoé), ensuite en Argentine et en Uruguay.
Rue des Dix petites anarchistes à Saint-Imier
Entre utopie et réalité, il y a toujours une marge, voire même un grand écart. Le parallèle avec le roman d’Agatha Christie est ici très parlant. Le récit de cette épopée est raconté par la dernière survivante comme pour les « Dix petits nègres ». L’huis-clos du roman de l’auteur britannique devient ici plusieurs huis-clos dans des zones difficiles d’accès, où il est compliqué d’y échapper, des zones isolées des grands mouvements du monde. Mais ces femmes ont toutes la volonté tenace d’aller au bout de cet idéal, de cette liberté qu’elles se sont données malgré les obstacles nombreux et les désillusions. Jamais elles ne plieront tel le roseau de la fable de La Fontaine.
A travers le roman de Daniel de Roulet, se dessine une histoire universelle, celle de toute humaine, tout humain poussé(e) par l’instinct d’une vie digne, par l’envie de changer le monde même en sachant qu’elle, qu’il n’en verra jamais le résultat. C’est un hommage vibrant aux femmes libres qui choisissent de rester debout et qui veulent croire en un idéal que d’aucuns diraient utopique, mais qui fait avancer le monde, qui fait avancer chaque individu.
C’est un autre regard porté sur la notion d’anarchie, pas la déformation simpliste qui en est faite dans les médias, mais cet idéal qui met à parité tout humain sur cette terre, chacun avec ses valeurs, avec ses compétences, ses contradictions. L’idée de démocratie y est revue, par exemple dans la recherche de consensus qui prend du temps pour que tout le monde y trouve son compte contrairement au vote majoritaire qui insatisfait de fait une partie de la population. Il s’agit d’une réflexion profonde sur ce qui fonde nos sociétés occidentales, nos rapports femmes-hommes, l’éducation des enfants, le partage des tâches, les rapports de pouvoir, l’autorité et l’autoritarisme.
Riche de faits réels qui ont émaillé l’histoire du XIXème siècle, le roman de Daniel de Roulet pose beaucoup de questions sur les fondements de notre monde inégalitaire. Là, il n’est pas question de critique stérile, mais de proposition d’un autre mode de vie qui respecterait chaque individu. Une utopie sans doute mais qui réveille les consciences.
S’identifiant à Valentine, la narratrice, on pourrait souvent croire que c’est une femme qui a écrit ce livre, à l’image de certains romans de Yasmina Khadra, alias Mohammed Moulessehoul. Et c'en est d'autant plus remarquable, comme une plongée dans la féminité de tout être humain.
Pris dans le récit, le lecteur peut être tenté d’aller chercher de la documentation véridique sur les faits racontés. Pourtant, il faut bien s’y résoudre, même si certains personnages ont effectivement existé, même si certains passages sont basés sur des faits réels, il s’agit d'une fiction, à l’image de « L’Île des gauchers » d’Alexandre Jardin, un archipel qui n’existe pas mais dont l’histoire donne envie qu’il existât vraiment.
« Dix petites anarchistes », un roman à déguster comme une bouffée d’espoir pour notre monde en perdition.
Les émigrant(e)s qui attendent avant d'entrer sur le territoire argentin
Extraits
Page 14
(...) même enfants, cette joie populaire de l'insurrection, cet instant où l'autorité doit reculer, ça restera inoubliable pour nous, même quand on aura dû quitter le Vallon pour chercher ailleurs notre bonheur.
Page 23
Jalouses de leur courage, on se sentait faites comme elles pour une autre vie, sous des cieux plus aventureux où les règles du commerce, de la famille, de l'amitié seraient à réinventer.
Page 28
La Commune avait mis l'imagination au pouvoir, provoqué des choses dont personne n'aurait eu l'idée avant qu'elles ne se passent. Les rapports entre les gens, les enfants, le travail, tout avait été différent pour un temps, s'imposant à tous et à toutes, même à celles qui n'avaient rien fait pour, comme nous.
Page 72
On savait qu'entre un roman et la vérité, il y avait la place pour beaucoup de mensonges.
Page 100
Benjamin nous avait écrit : "La solidarité reste une théorie, tant que l'homme voit d'un côté sa femme et ses enfants et de l'autre l'humanité."
Page 119 (à propos du pampero, ce vent de tempête)
Le pampero, voyez-vous, est aveugle, comme l'injustice.
Page 122
Il était de bon ton de lancer cette plaisanterie : les Françaises descendent des Gauloises, les Suissesses descendent des Helvètes et les Argentines du bateau."
Voir articles complémentaires
Liens directs
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