THEATRE DU PUZZLE

Graine d’Engrenage

(Essai)

Caroline Gaheu et Guy Barozai

Editions Mutine – Mai 2023 – 250 pages

"Nous sommes la nature qui se défend"

De juin 2020 à juin 2021, à Dijon, un collectif de citoyens s’est opposé au projet de la mairie et du groupe immobilier Ghitti sur le terrain situé avenue de Langres au nord de la capitale bourguignonne.

Il s’est constitué alors une ZAD (Zone d'Aménagement Différé comme on pourrait aussi dire, Zone à Défendre) pour promouvoir un espace arable autour d’un grand tilleul au cœur de la ville contre la bétonisation urbaine et ses méfaits.

Cet endroit s’appelait les Jardins de l’Engrenage.

Le livre de Caroline Gaheu et Guy Barozai raconte bien plus que ce qu’il s’est véritablement passé d’un point de vue factuel. Ils ouvrent la voie à une réflexion sur l’engagement, sur ce qui fait que des personnes lambda  touchées par une cause qui leur semble humainement  juste s’engagent même si le combat semble perdu d’avance. Sans doute que, comme ce fut le cas pour l’Engrenage, cela dépasse la simple cause à défendre. Ces « militants » non-violents en deviennent même plus dangereux pour les autorités qui, elles, se cachent derrière des lois, dernier rempart d’un pouvoir dont les discours sont contrecarrés par leurs actes.

L’ouvrage relate avec précision, jour après jour, la complexité d’une vie collective sans leadership voulu, la difficile conception d’un groupe qui doit réagir aux urgences d’une situation ponctuée par les risques quasi-permanents d’intervention policière dans des temps de confinement sanitaire, les contradictions qui émergent inévitablement dans un petit monde d’humains venant d’horizons différents, d’âge différent, de cultures différentes.

En entrecroisant le récit des évènements avec des propos de zadistes, des coupures de presse et des éléments de communication médiatique, le lecteur replonge dans le présent d’un moment intense, avec ses espoirs et ses doutes, avec ses questions, ses envies parfois de renoncement, ses grands élans qui rassemblent.

Face à cette réalité humaine riche et fragile, les réactions (sous forme de posture, de façade) ou les silences de l’autorité municipale et du groupe immobilier montrent la volonté de ne pas vouloir comprendre ce qui faisait la force de ce collectif qui exprimait clairement une autre valeur de la vie que celle de l’argent et du profit.

Le projet immobilier s’appelle Garden State (en français « état du jardin »), à l’image d’écoprojets de construction qui seraient censés se positionner dans un respect des politiques nouvelles répondant aux besoins nés du dérèglement climatique. « Garden State ».  Nom très troublant quand il est traduit et qu’on le replace dans la vision de l’état du jardin de l’Engrenage tel qu’il a été laissé après sa destruction par les pelleteuses.

En mettant en parallèle les propos des occupants du terrain évoquant un lien de respect entre vie humaine, végétale et animale puis ceux des pouvoirs publics ou du groupe immobilier qui passent plus de temps à discréditer les défenseurs du terrain qu’à vraiment rendre crédible leur politique urbaine, il se joue une sorte de théâtre de l’absurde où ceux qui possèdent la force des lois et celle de la police se retrouvent dans l’incapacité d’ouvrir le moindre débat avec ceux qui posent des questions de fond sur ce que devrait être une ville en ces temps d’avenir incertain.

D’un côté, on voit naître des actes, même parfois difficiles à mettre en œuvre, pour proposer des alternatives nouvelles et concrètes. De l’autre, on entend des propos avec des actes contradictoires pour cacher d’autres intentions beaucoup moins avouables et qui n’ont rien à voir avec la simple question de l’avenir urbain (intérêts financiers obligent).  

On retrouve dans l’histoire de l’Engrenage les mêmes problématiques que dans toutes les ZAD, que dans tous les conflits où des groupes humains demandent le respect de la terre, de la planète, de la population contre des intérêts soutenus par le pouvoir de l’argent, masqué par des relais politiques qui lissent les discours promotionnels.

« Graine d’Engrenage » est touchant et émouvant parce qu’il est question de gens, surtout de gens, avec un cœur et une âme, ceux qui refusent de voir le monde se déliter sans rien faire. Ils ne veulent pas accepter l’aveuglement et la passivité, le défaitisme qui laisse  le dernier mot aux puissants.  Le livre se lit avec aisance, comme un drame qu’on devine à venir de par un contexte très bien expliqué au fur et à mesure des pages, au niveau local, national et international. Mais comme son titre l‘indique, dés le départ, on sait que la fin ne sera pas désespérée. Comme dit l’adage mexicain :

« Ils ont voulu nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines ».

Car les ZAD renaîtront partout, tant que ne seront pas posées, mises en débat public avec des mises en œuvre viables, les vraies questions sur l’avenir  de l’humanité dans son rapport à son environnement. On peut en détruire un terrain d’expérimentation citoyen, un autre naîtra ailleurs, non pas par esprit de revanche futile, mais par nécessité vitale.

Le livre est une belle source de réflexion sur notre place d’humain dans ce monde, sur nos capacités d’engagement citoyen et non pas simple spectateur aveugle et muet d’une déroute annoncée. Rien n’est enjolivé. Il n’est pas question de bien et de mal mais de réalités qui demandent à nous regarder, nous, en face, qui que nous soyons, puis d’aller vers des formes de propositions concrètes, individuelles et surtout collectives, d’actes palpables, sans rester sur des refus stériles  qui ne sont plus suffisants aujourd’hui.

« Graine d’Engrenage » est un livre à lire absolument.

Extraits 

Page 37

Les Indiens nomades d'Amérique du Nord affirment que leur existence consiste à glisser sur le sol de la Grande Prairie. Le début des travaux du projet Garden State a consisté à creuser une grand fosse dans ce même sol pour ancrer des murs de béton. 

Page 43

"Ne doutez jamais qu'un petit groupe de gens réfléchis et engagés puisse changer le monde. En fait, c'est toujours comme ça que ça s'est passé."

Margaret Mead, anthropologue (1901-1978)

Page 56

Dans nos vies, nous sommes tellement connectés à nos impuissances qu'il faut goûter les rares moments où nous sommes acteurs.

Page 67

On commence par défendre une terre et, peu à peu, ce qu'on fait ensemble devient aussi important que cette terre.

Page 118

"Je crois qu'on ne manque pas d'exemples dans l'histoire de choses qui étaient dites interdites, illégales, et de droits qui ont été conquis par des actions citoyennes. Que ce soient les congés payés, la semaine de 40 heures, que ce soit le droit à l'avortement, que ce soit un certain nombre de droits fondamentaux qui aujourd'hui nous paraissent habituels et normaux et qui sont issus de dures luttes."

Page 140

"Il y a une prairie au-delà de tes lois."

Henry David Thoreau, Journal, 3 janvier 1853

Page 186

"Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n'empêcheront pas le printemps"

(Pablo Neruda)

Page 201

Quand, depuis des années, on éprouve une à deux fois par an une poussée de fièvre, on règle cela au cas par cas à coup de Paracétamol ou on se pose des questions sur l'origine de cette fièvre. 

Page 209

Les militants affirment "Vous gazez de simples jardiniers", alors que les autorités clament " Ils ne respectent pas les lois de la République". Les deux affirmations sont exactes, et servent deux démarches politiques inconciliables.

Page 232

"Demain, pour les témoins, nous serons des vaincus. Les vaincus doivent se taire. Comme les graines."

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre

Graines d'Engrenage...