Beyrouth-Pékin / La Croisière Jaune

De Beyrouth à Pékin, la Croisière Jaune

En 1931, André Citroën met en place un groupe de scientifiques et d'artistes, équipés de véhicules chenillés pour parcourir la Route de la Soie de Beyrouth à Pékin, en passant par Bagdad, Téhéran, Kaboul, le Turkestan russe, le désert de Gobi jusqu'au Fleuve Jaune avant de relier Pékin. Ce voyage se situe dans un contexte d'autres grandes expéditions depuis les années 20 en Afrique (Sahara, traversée de l'Afrique depuis Alger jusqu'à Madagascar), de grands mouvements culturels et artistiques (ballets russes à Paris, Chagall, Modigliani), de nombreux brassages et découvertes de cultures, de remise en cause des valeurs dominantes (mouvement Dada)... L'art fait voyager. Le voyage réveille l'âme des artistes.

Cette Croisière partira du Liban le 4 avril 1931 et atteindra la capitale chinoise en février 1932. 11 000 kilomètres. Dix mois d'une aventure extraordinaire à la découverte de civilisations encore peu connues. Ce voyage nécessitera la traversée du Tibet avec des cols à 5 000 mètres d'altitude.

Le voyage a nécessité deux ans de préparation, pour la mise au point des voitures (voitures Citroën chenillées équipées par Louis Vuitton), l'organisation du ravitaillement, la mise en place de l'équipe de scientifiques, archéologues, naturalistes, peintres, photographes. Il a fallu mettre en place la structure financière d'un tel voyage, négocier les autorisations de traversée des territoires dans un contexte politique compliqué. Le seul journaliste présent pour cette expédition est Maynard Owen Williams, responsable du service étranger de la National Geographic Society. D'ailleurs le magazine National Geographic couvre l'évènement. On y verra écrit d'ailleurs :"A travers les étendues de plateaux désertiques balayés par les vents, au-delà des cols enneigés, des contrées étranges et, à l'intérieur de la mystérieuse et grouillante Chine : voilà ce que sera la route de l'expédition transasiatique Citroën qui doit partir de Beyrouth, en Syrie (à cette époque, la Syrie englobe le Liban), en avril."

Rien n'est simple en Asie. Au contraire de l'Afrique, les échanges sont plus rares avec les pays de l'Occident. les autorisations sont difficiles à obtenir. Pour corser le tout, le contexte international pose certains problèmes notamment en URSS et en Afghanistan. Pour éviter trop de soucis, les organisateurs de l'expédition changent l'itinéraire et décideront d'un passage par le Cachemire, à cinq mille mètres d'altitude. Pour mettre le maximum de chances de leurs côtés, ils décident que l'expédition sera divisée en deux groupes, un qui partira de Beyrouth et une autre T'ien-Tsin, près de Pékin. Ils se rencontreront à mi-parcours.

Le groupe partant de Beyrouth parcourra les plateaux de Perse, plusieurs passages dans l'Himalaya, les hauts cols de Karakoram, la steppe mongole, le désert. Tout cela se fera avec l'aide de mécaniciens inventifs et prompts à réagir aux nécessités imprévues d'un tel voyage. De plus le convoi sera ravitaillé par 11 caravanes de 622 chameaux qui transportera 50 tonnes de marchandises diverses.

Caroline Haardt de la Baume, petite-fille de Georges-Marie Haardt, le directeur des usines Citroën et organisateur de la Croisière jaune, parlera plus tard de cette expédition dans les termes de "Marche de l'étoile", reprenant les propos du père Teilhard de Chardin, membre du groupe parti de Chine. Elle évoquera aussi la "quête d'idéal, le goût des grands espaces, l'exigence". On pourrait parler aussi du goût du risque. Par exemple, à Godhaï, la piste est tellement étroite pour les autochenilles que le sol s'effondre sur la partie gauche. Il faudra 5 heures pour déplacer ce véhicule de deux tonnes de cette dangereuse position.

A Srinagar, les aventuriers devront même démonter pièce par pièce les voitures dont les différentes parties seront portées à dos d'hommes pour être remontées de l'autre côté des précipices. Ajoutons à cela, une prise d'otages pendant 43 jours dans le Sin-Kiang.

Finalement les deux groupes réussiront à se rejoindre le 8 octobre 1931 à Aksou. Ils reprendront la route ensemble vers Pékin où ils arriveront le 12 février 1932.

Le journaliste Maynard Owen Williams écrira dans National Geographic : "Si M. Citroën avait pu voir les risques que prenaient ses hommes, ses pensées auraient oscillé entre la peur et la fierté."

Qu'est-ce qui pousse des êtres humains vers cette quête d'idéal, vers ces grands espaces inconnus ? Qu'est-ce qui fait que des humains sont prêts à faire face à des émotions aussi fortes, loin des contrées qui leur sont familières ? A prendre des risques parfois insensés ? On pourrait poser les mêmes questions au théâtre. Au-delà du plaisir, pour le plaisir, monter sur une scène c'est aussi partir en quête d'un idéal, aller à la rencontre d'un territoire inconnu (et en plus qui peut changer à chaque représentation, même pour une même pièce). C'est faire face à des émotions fortes, à risquer son image, parfois à la casser dans une forme d'impudeur.

Comme quoi les mots employés pour parler de la Croisière Jaune ressemblent à s'y méprendre à ceux utilisés pour parler du travail de l'acteur. Sans doute parce que, une expédition comme la Croisière jaune ou l'aventure d'une pièce de théâtre ont en commun qu'elles sont toutes les deux une forme de voyage dont on ressort forcément différent à l'arrivée. Une forme de voyage initiatique....