Manipulations / Une histoire française / L'affaire Clearstream
MANIPULATIONS
Une affaire française
Une enquête de Pierre Péan et Vanessa Ratignier
Série télévisée de Jean-Robert Viallet
Racontée par Emmanuelle Yacoubi
Diffusée sur France 5
Disponible maintenant en DVD
Rarement un documentaire n'a atteint un tel niveau d'intensité. Il est construit comme un véritable thriller, parfois à en faire froid dans le dos, encore plus parce qu'on sait que tout cela est vrai. C'est passionnant, déroutant, impressionnant. Un véritable film d'espionnage qui montre avec clarté les liens entre le politique politicien et de pouvoir avec les lobbies militaro-industriels et financiers. C'est clair comme de l'eau de roche. C'est violent comme le mépris et le cynisme, comme l'amoralité d'un monde qui ne pense qu'à l'argent et au pouvoir.
Emmanuelle Yacoubi, la narratrice
Pour être simple, on pourrait parler d'une grosse affaire de manipulation, presque grossière mais qui prend sa force dans le contexte géopolitique de la fin du XXème siècle et le début du XXième. Le tout sur fond de scandales politico-financiers, de pressions politiques, de secret défense, d'enquêtes dans les zones sombres du pouvoir. Un véritable scénario de cinéma plus vrai que nature, plus prenant qu'une fiction, avec ses personnages cyniques, joueurs, séducteurs, bling-bling, menteurs, manipulateurs ou manipulés, manipulateurs ET manipulés, dominateurs ou dominés, dominateurs ET dominés, au centre de gigantesques mouvements financiers en trillons d'euros et de dolllars, en dizaine de milliers de milliards de monnaie, hors de toute mesure imaginable.
Au départ une "simple" histoire de listing truqué qui nous dévoile en fait les dessous de ces mondes secrets, ces gamineries d'hommes de pouvoir, ces jeux dangereux d'hommes d'influence, un grand délire version mondiale, une histoire meurtrière de poker menteur. Pas étonnant que les populations en viennent à se méfier des politiques qu'ils ont pourtant élus.
C'en serait presque drôle s'il n'y avait pas ces mots suspectes (dont deux defenestrés), un bus qui explose à Karachi avec 14 victimes et ces scandales financiers monstrueux alors qu'une grande majorité de la population connaît la misère.
L'enquête de Pierre Péan et Vanessa Rastignier, qui a été diffusée sur France 5 et qui est maintenant disponible en DVD, est une réussite absolue. Cette façon de raconter avec ce qui apparaissait comme trop complexe et incompréhensible fait ouvrir les yeux sur ces hommes qui sont toujours proches des cercles de pouvoir et qui donnent encore des leçons de démocratie, comme s'ils étaient des maîtres sages.
Pour ceux qui auraient raté la diffusion télévisuelle, ce document est une urgence.
Tout comme le film "Tous au Larzac" de Christian Rouault, l'art de raconter des histoires vraies touche à des sommets.
Episode 1 : " Au commencement, le troisième homme"
Le ton est donné dés les premières images. La caméra s'approche doucement, implacablement d'Emmanuelle Yacoubi la narratrice. Nous voici "...dans le monde des puissants, un monde peuplé de grands banquiers, de minsitres, d'agents secrets, de marchands d'armes, d'intermédiaires douteux, de juges opiniâtres et de journalistes trop curieux (...) C'est une histoire rare (...) Le monde des puissants ne nous donne à voir que ce qu'il veut bien montrer. Les coulisses du pouvoir nous sont interdites. Nous n'y sommes jamais invités, sauf quand un dérèglement du système, une fissure déchire la forteresse de la république. C'est là que je vais vous conduire (...) dans une nébuleuse dont vous n'avez vu que les flammes, l'avant-scène, un tribunal transformé en arènes."
Voilà ! Notre guide nous a avertis. En route pour le voyage en enfer...
Nous sommes le lundi 7 octobre 2002. Sept ans avant le procès Clearstream. Imad Lahoud sort de la prison de la santé à Paris. Il y était incarcéré depuis quelques mois pour la banqueroute et la faillite d'un fonds spéculatif à très haut risque et des pertes financières colossales. C'est un trader d'origine libanaise qui a rejoint la France à l'âge de 14 ans pour fuir l'instabilité de son pays. Elevé dans la haute bourgeoisie française, il fera des études brillantes et deviendra trader à la City, le quartier d'affaires à Londres, pendant 4 ans. Il se dit lui-même "parieur, joueur".
Ses buts :
1/ Rechercher le trade qui le rendra célèbre.
2/ Eviter le trade qui le mettra au tapis.
De retour en France, très riche, il va créer un fonds spéculatif à très haut risque, le fonds Voltaire situé dans un paradis fiscal : les Îles Vierges Britanniques. Investissement : 40 millions d'euros. En juin 2002, le fonds fait faillite. Il est accusé de recel, d'abus de confiance et mis en prison. Grâce à ses soutiens, notamment dans les cercles chiraquiens, il revient dans le milieu financier et industriel. Par son frère, lui aussi dans ce monde puissant, il est mis en lien avec Jean-Louis Gergorin, homme influent au sein de EADS, longtemps bras droit de Jean-Luc Lagardère, PDG des industries d'armement Matra et des éditions Hachette. Le groupe EADS, c'est à la fois Airbus, Eurocopter, Hachette et bien d'autres encore. Poids financier : 30 milliards d'euros par an.
Jean-Louis Gergorin
Jean-Louis Gergorin, énarque, polytechnicien, fonctionnaire dévoué, est un des créateurs du CAP (Centre d'Analyse et de Prévisions) en 1973 qui étudie pour l'état français les grands enjeux géopolitiques mondiaux pour mieux anticiper les positions de la France. Il a travaillé pour Pompidou, Giscard, Mitterrand et Dominique de Villepin. Il quittera le CAP en 1984 pour rejoindre le groupe Lagardère pour devenir un des stratèges de EADS.
Imad Lahoud
Imad Lahoud qui, en tant que trader, a eu l'occasion de gérer des comptes de la famille Ben Laden (la partie honorable de la famille), cherche du travail. Il demande à JL Gergorin de contacter des gens d'influence, car il dit connaître les rouages financiers de Oussama Ben Laden. Dans le contexte de l'après 11 septembre, cela rencontre évidemment un écho intéressé.
JL Gergorin lui fera rencontrer le général Rondeau de la DGSE, les services secrets. Ainsi, Imad Lahoud deviendra un clandestin de ses services et aura une couverture officielle chez EADS. Il est d'abord considéré comme crédible. Il est chargé par la DGSE de remonter la filière financière d'Oussama Ben Laden. Son lien avec les services secrets sera un certain "Antoine" qui est son supérieur hiérarchique et son passage obligé. Il est payé 5000 € par mois pour son soit-disant travail chez EADS. Pour ce qui est de sa mission, il doit trouver des listes de mouvements financiers à l'échelle internationale. Il n'existe que deux "banques des banques" qui répertorient en listings ces mouvements de grande ampleur. Ce sont les chambres de compensation. Une est située au Luxembourg, elle s'appelle... Clearstream...
Manipulations / Episode 1 / Au commencement le troisième homme
Episode 2 : "Clearstream, la banque des banques"
En fait, l'affaire Clearstream en cache une autre, celle des pouvoirs militaro-financiers qui ont fait la France depuis 25 ans.
Clearstream est une banque appelée "Chambre de compensation", c'est-à-dire qu'elle contrôle et liste les mouvements bancaires dans le monde, pour des comptes au départ dans un système transparent et coopératif, et qui au final est devenu opaque telle une boîte noire uniquement contrôlable par un nombre très réduit de personnes.
Clearstream, c'est 10 000 milliards d'euros cachés au Luxembourg. L'affaire qui porte son nom, ce sont deux aspects : d'abord l'existence des chambres de compensation et leurs comptes secrets, puis des listings falsifiés.
Denis Robert, journaliste au quotidien Libération, s'est intéressé très tôt aux affaires financières depuis le développement rapide du pouvoir financier au début des années 90. Il s'est mis en quête de la criminalité financière, c'est ce qu'il a amené à aller chercher du côté de Clearstream au Luxembourg. Une des constantes qu'il a repérés est la présence des paradis fiscaux permettant le blanchiment de l'argent sale comme ce fut découvert lors de l'opération "mains propres" en Italie contre la mafia, ou le financement occulte de la CDU de Elmut Kohl en Allemagne, ou encore en Russie. Cela représente plus d'argent que les sommes récoltés par la vente du pétrole. Cette criminalité financière pourrit à terme les bases des démocraties.
Denis Robert veut écrire sur ces thèmes. Il est un des précurseurs de l'appel de Genève le 1er octobre 1996 où 7 juges européens dont le français Renaud Van Ruymbeke demande une plus grande collaboration internationale contre la corruption.
C'est le temps où le pouvoir judiciaire commence à faire trembler l'exécutif alors que celui-ci fait tout pour limiter le pouvoir des juges. Avec Denis Robert, c'est l'alliance du judiciaire et du pouvoir médiatique.
Un banquier luxembourgeois répond à l'appel de Genève. C'est Ernest Backes. Il connaît bien le fonctionnement des chambres de compensation. Il fait partie des créateurs des systèmes informatiques de gestion des transactions financières.
Il mettra à disposition de Denis Robert des listings comprenant 1900 comptes non publiés par la banque Clearstream (comptes secrets). Par le contact avec Ernest Backes, le journaliste français qui traquait l'argent sale découvre les circuits de l'argent tout court.
Dans le système des chambres de compensation, 50 milliards d'euros passent par ce circuit chaque année. 10 milliards sont conservés. Les listings montrent que les comptes non publiés se sont multipliés en 20 ans : 2 en 1983, 2000 en 1995, 8000 en l'an deux mille. Le Crédit Lyonnais en détient même 17. Un compte caché peut signifier qu'il y a quelque chose à cacher.
Lors de la mission parlementaire Peillon-Montebourg sur le blanchiment de l'argent sale et les listings Clearstream, on apprend que 7500 comptes sur 15 000 sont publiés, soit un sur deux non publiés, entre autres des entreprises Siemens, Unilever, Accor wagons-lits, Natixis-Banque Populaire, Crédit Lyonnais avec des comptes à Panama....
Ces informations bousculent l'état luxembourgeois dont un tiers du PIB (Produit Intérieur Brut) provient de l'activité bancaire. Les dirigeants de Clearstream sont démis de leur fonction suite à la sortie du livre de Denis Robert et Ernest Backes "Révélations".
Un autre employé de Clearstream, Régis Kempel, raconte que son boulot était d'effacer les traces des transactions transformant celles-ci en cash, laissant supposer du blanchiment d'argent d'origine occulte (vente d'armes, commissions, etc...). Le système fonctionnait par de faussses pannes informatiques laissant apparaître des erreurs pour un total de 1,7 trillon d'euros (soit en milliers de milliards d'euros) sans que personne ne s'en émeuve.
En septembre 2001, Denis Robert reçoit une proposition de récupérer des listings de 33 341 comptes de la part d'un certain Jonathan Gandry (de son vrai nom Florian Bourges) suite à un audit bancaire d'une valeur de 16 millions d'euros et qui n'a pas été publié.
Ces crises et ces scandales dévoilent l'abîme dans lequel le capitalisme financier précipite la civilisation.
C'est en février 2003 que Denis Robert rencontrera Imad Lahoud....
Imad Lahoud sait que le journaliste possède les listings de Clearstream. Il ne lui explique pas qu'il est en opération commandée par la DGSE, mais qu'il en a besoin pour récupérer des numéros de comptes qui auraient été la cause d'une faillita dont il a été la victime. Comme Denis Robert l'a fait pour d'autres et comme Imad lahoud semble sincère, il lui donne un CD avec ses fameux listings.
C'est dans cette période que "Antoine", agent de la DGSE, commence à douter de la fiabilité d'Imad Lahoud à retrouver les comptes d'Oussama Ben Laden.
La suite de l'affaire Clearstream s'écrira dans le cercle très fermé des vendeurs d'armes.
Manipulations / Episode 2 / Clearstream la banque des banques
Suite dans l'article : Manipulations 2 / Une histoire française / L'affaire Clearstream
et Manipulations 3 / Une histoire française / L'affaire Clearstream
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