THEATRE DU PUZZLE

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Livre / "Retour à Killybegs" de Sorj Chalandon

 

RETOUR à KILLYBEGS

de Sorj Chalandon

Editions Grasset 2011

Collection Livre de Poche / 2012

332 pages

 

 

Voilà un livre formidable, d’une grande puissance narrative, évoquant, au travers d’une trahison personnelle de la cause irlandaise, l’histoire de près de cent ans de guerre entre l’Angleterre et l’Irlande.

 

Très vite, le personnage central, Tyrone Meehan, narrateur de cette histoire, nous met dans la confidence. Il a trahi. Et il souffre de cette trahison. Il faudra pourtant de nombreux chapitres pour comprendre quelle est la nature de celle-ci, et surtout comment et pourquoi elle a eu lieu.

Tout au long de ce roman qui se présente comme une longue confession écrite et douloureuse de Tyrone Meehan avant sa mort probable que plus rien ne pourrait empêcher, on comprend très vite que l’essentiel est dans la grande histoire, celle qui transforme des hommes en tueurs et d’autres en tortionnaires, celle qui saccage la vie des familles, des enfants, des femmes et des hommes, ceux qu’on appelle les militants, les combattants, ceux comme Bobby Sands et ses compagnons de cachot, morts d’une grève de la faim à la prison de Maze, surnommée Long Kesh, devenue une cité carcérale inhumaine, sale et ultraviolente.

 

Prison de Maze, surnommée Long Kesh par les militants irlandais

 

Sorj Chalandon nous invite à regarder l’histoire de l’Irlande depuis 1916, sans filtre, dans la crudité des actes et des contradictions (comme dans les années 40 avec un soutien irlandais aux nazis comme forme de résistance à l’Angleterre, le pays des oppresseurs).
Tyrone Meehan, le personnage central de l’histoire, est-il un traître ? Les morts irlandais sont-ils des héros ? Des terroristes ?  Les soldats anglais embarqués dans la répression en Irlande du Nord sont-ils des bêtes assoiffés du sang des irlandais ? Et que dire des services secrets britanniques et leurs missions abominables de destruction des solidarités irlandaises ? Certains diront que la guerre c’est la guerre, avec son cortège d’horreurs et de violence.
Pourtant, en quittant Tyrone Meehan dans sa maison de la lande près de Killybegs après plus de trois cents pages, les vérités toutes faites deviennent toutes relatives.

Le plus terrifiant, ce n’est pas tel homme ou tel autre, mais c'est cette histoire monstrueuse qui a fait ce qu’ils sont devenus dans ce long conflit meurtrier qui transforme les hommes, les écrase et leur enlève le sens premier de la vie.

 

« Retour à Killybegs » n’est pas un livre dont on se sépare aisément pour se lancer dans un autre. Il y a quelque chose qui hante l’esprit, de ce gâchis qui en rappelle d’autres dans le monde. Il résonne comme des bruits en provenance de «L’attentat » de Yasmina Khadra, ou « Les sirènes de Bagdad » du même auteur. Tyrone Meehan n’est ni un héros, ni une victime, ni un bourreau. Il est simplement irlandais, né dans un temps où ce qu’il représentait était considéré comme sans valeur. Et c’est par besoin de reconnaissance, qu’un peuple s’est levé et qu’un certain nombre de ses membres ont sacrifié leur vie dans une guerre sans fin, sur plusieurs générations. Le récit de Sorj Chalandon est bouleversant car il raconte l’Irlande honnie, de l’intérieur, par la voix de ceux dont les descendants ont payé durement, souvent de leur chair, la simple identité d’irlandais.

 

Pas étonnant, que cet ouvrage fort et remarquablement documenté ait reçu le Grand Prix du Roman de l’Académie Française ainsi que le prix du roman FNAC, en 2011.

 

 

En fait Sorj Chalandon s’est inspirée de l’histoire réelle d’un ami irlandais, Denis Donaldson, déjà présent dans son roman précédent « Mon traître » paru en 2008. Celui-ci fut assassiné en avril 2006 à l’âge de 56 ans, suite à ses compromissions avec les anglais dans leur lutte contre la résistance irlandaise. Dans « Retour à Killybegs », il a été vieilli (Tyrone Meehan a plus de quatre-vingts ans en 2007, année pendant laquelle se situe la fin du roman). Sorj Chalandon connaît parfaitement l’Irlande, il était journaliste au quotidien Libération au moment des grèves de la faim à Long Kesh sous les années Thatcher, évènements qu’il couvrait pour le journal. Puis il a poursuivi sa carrière de journaliste dans d’autres organes de presses. C’est aussi un romancier de grand talent.

 

"Retour à Killybegs" nous parle de la paix nouvelle par ce qui l'a précédée, et cette litanie de morts et de vies brisées. Un livre éblouissant et très fort émotionnellement.

 

Sur cette photo, Denis Donaldson, prenant Bobby Sands par le bras

 

 

Extraits

 

Page 42

Au nom du père et de tous les autres, j'avais décidé de ne plus être un enfant.

 

Page 47

Quitter Belfast, la ville, la peur, les Britanniques. passer la frontière. Retrouver l'Irlande de notre drapeau.

 

Page 58

Il a souri. Ici ? Rien ne nous arrivera. Nous étions chez nous, au coeur du ghetto. protégés par notre nombre et notre colère.

- Et aussi par l'IRA, a encore souri notre hôte.

 

Page 66

(...) j'étais un Fianna, un guerrier irlandais. Un soldat de l'IRA, presque. Dans quelques jours, à dix-sept ans, j'irais rejoindre Tom Williams et les autres. C'est moi qui serai dans la rue, courant dans la nuit avec mon fardeau de bataille.

 

Page 70

Lui et mi allions faire la guerre aux Anglais, comme nos pères le faisaient. Et nos grands-pères aussi. Poser des questions, c'était déjà déposer les armes.

 

Page 87

Pourtant la tristesse en Irlande, c'est ce qui meurt en dernier.

 

Page 105

- Défense de parler irlandais ! a hurlé le gardien en frappant les portes.

Notre langue était une arme. Les matons le savaient.

 

Page 118

La guerre de notre père. C'est fini, petit soldat ! Fini, tu entends ! Nous sommes des milliers d'encerclés, entourés par des milliards de sourds.

 

Page 129

- IRA ! IRA ! (...) Nous n'étions que six volunteers mais le ghetto nous fêtait comme une armée de libération.

 

Page 188

Mes ennemis se servaient du mensonge ? C'était dans leur nature.

 

Page 217

Bobby Sands est mort le 5 mai 1981, après soixante-six jours de grève de la faim. Agonisant, il venait d'être élu député à Westminster, mais cela n'a pas suffi.

 

Page 249

Répondre à une question par une question, la tactique des hommes sans réponse.  

 

Page 265

Il quittait sa vie sans amour par amour de nos vies.

 

Page 281

Un soir, je me suis couché scout en culotte courte. Le lendemain matin, j'étais un vieillard. Et, entre les deux, presque rien. Une poignée d'heures. Des odeurs de poudre, de merde, de tourbe, de brouillard (...)

 

Page 295

Elle avait trop connu cette guerre pour croire en cette paix.

 

 

 

Sorj Chalandon parle de "Retour à Killybegs"

 

Lecture publique d'un extrait de "Killybegs" au Musée du Quai Branly

le 31 août 2011, avec Daniel Mesguisch et Gabriel Dufay

Accordéon : Johann Riche



20/11/2012
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