THEATRE DU PUZZLE

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Livre / "Robert Oppenheimer, Triomphe et Tragédie d'un génie" de Kai Bird et Martin J. Sherwin

Robert Oppenheimer

Triomphe et tragédie d’un génie

De Kai Bird et Martin J. Sherwin

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Peggy Sastre

Titre original :

« American Prometheus, The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer »

 Prix Pulitzer de la biographie ou de l'autobiographie en 2006

Edition Française le Cherche Midi

901 pages - 2023

 

 

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"Prométhée, ayant façonné les hommes avec de l'eau et de la terre, leur donna le feu, qu'à l'insu de Zeus, il avait caché dans une férule. Quand Zeus s'en aperçut, il ordonna à Héphaïstos de clouer le corps de celui-ci sur le Mont Caucase - une montagne de Scythie. Ayant été cloué à cet endroit, Prométhée était attaché depuis un grand nombre d'années ; chaque jour, un aigle fondait sur lui et lui dévorait ls lobes du foie, qui augmentait durant la nuit."

Appolodore, Bibliothèque, I,7, IIème siècle av. JC

(Traduction Gravil et Mauroy, Magnard, 1983)

 

J. Robert Oppenheimer, par son travail sur la bombe atomique avait été surnommé "American Prometheus" (le Prométhée américain). Cette symbolique correspond parfaitement à ce qu'a été sa vie, du triomphe scientifique à sa tragédie politique. 

 

 

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Prométhée qui vole le feu et le donne aux hommes

 

 

Il aura fallu plus de quinze ans pour que le livre de Kai Bird et Martin J. Sherwin sorte en version française. Lauréat du prix Pulitzer en 2006 dans la catégorie « Biographie et Autobiographie », le livre est paru à l’été 2023 au même moment que le film de Christopher Nolan « Oppenheimer » dont le scénario se base sur le bouquin. Ce pavé de près de 900 pages peut difficilement, dans une version filmée, trouver sa complétude avec des impératifs de temps réduit au cinéma. Le film, très réussi au demeurant, dure déjà environ trois heures, ce qui semble le minimum pour conserver l’esprit du livre. Pourtant, il omet (sans doute nécessairement) un nombre considérable d’aspects importants qui sont consignés dans l’ouvrage écrit, au point parfois de rendre peu compréhensible certains points de l’histoire d’Oppenheimer et du contexte historique et politique dans lequel le physicien a vécu.

 

 

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Plonger dans cette biographie riche en détails et en analyses, c’est faire un grand bond dans l’histoire scientifique du XXème siècle jusqu'à la création des ordinateurs, dans ses implications au niveau historique et politique, dans les contradictions, les questionnements et les espoirs d’une communauté de savants pour rendre le monde meilleur. L’histoire de Robert Oppenheimer et de ses amis, c’est l’épopée extraordinaire de personnes qui croient que la science et la connaissance vont de pair avec la philosophie et l’humanisme. C’est pourquoi toutes leurs découvertes se confronteront sans cesse au pouvoir politique et militaire qui va s’en accaparer, souvent pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ce qu’en espéraient ces chercheurs.

 

 

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Le grand paradoxe de J. Robert Oppenheimer, c’est qu’il a mené la recherche sur la bombe atomique en espérant qu’elle ne serait jamais utilisée, au pire contre l’Allemagne nazie qu’on supposait alors en train de construite sa propre bombe ultime. Le Japon n’était pas la cible envisagée au départ par les équipes de la ville laboratoire de Los Alamos au Nouveau-Mexique, là où, plusieurs années durant, le projet Manhattan s’est matérialisé.

 

 

 

 

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Robert Oppenheimer et le comédien Cillian Murphy incarnant le physicien dans le film "Oppenheimer" de Christopher Nolan

 

 

 

 

L’histoire d’Oppenheimer, c’est le récit d’une grande duperie entre scientifiques sans doute naïfs et des politiciens ou militaires opportunistes. On retrouve ce type de rapports de tous temps et en tous endroits. Mais là, cela prend une proportion très particulière, car elle touche à la capacité de l’homme à détruire par lui-même toute vie sur Terre. La question de la destruction de l’humanité s’est posée dés le début des travaux à Los Alamos dans la communauté scientifique qui y travaillait.

 

 

The town of Los Alamos New Mexico with Fuller Lodge and the Big House dormitories is seen in an undated photograph. Department of EnergyHandout via REUTERS..jpg

Ville laboratoire de Los Alamos, Nouveau Mexique dans les années 40

 

 

Au-delà de la problématique de la bombe atomique, le livre aborde bien sûr la Seconde Guerre Mondiale, aussi la Guerre Civile Espagnole, la crise économique de 1929, la période du MacCarthysme aux USA, la Guerre Froide, les velléités guerrières  à l’ouest et à l’est, l'élection et l'assassinat de John Kennedy, l’anticommunisme et la peur d’être envahi. Tout cela aura raison de la volonté des scientifiques d’un contrôle international de l’armement atomique. Cela aura des conséquences pour toutes les personnes rien qu’un brin humaniste dont on craignait qu’elles ne soient des espions à la solde des soviétiques.

 

 

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J. Robert Oppenheimer

 

 

Le livre se lit comme un roman, autant biographie qu’espionnage, un véritable thriller dont on devine page après page les drames qui vont se jouer des années plus tard, des décennies plus tard, puis leurs conséquences pour le monde entier. Entre égos démesurés, manipulations politiques, utilisation crapuleuse des lois, on entre dans la vie personnelle de chacun des personnages, souvent depuis leur enfance, leur parcours incertains. Un certain nombre d'entre eux, parmi les scientifiques et leurs familles, ont fui l’Allemagne pour se refugier en Angleterre ou aux Etats-Unis. Même les « têtes brûlées » de l'armée sont regardées avec une humanité parfois déconcertante. Souvent le conflit entre Robert Hoppenheimer le physicien à la volonté pacifiste (pourtant père de la bombe) et Lewis Strauss, président de la commission de l'énergie atomique des Etats-Unis (AEC), farouche partisan de l'énergie nucléaire militaire comme civile, s'apparente à l'opposition entre Mozart et Salieri, une sorte d'Amadeus en version atomique. Les conflits humains relatés, les remises en cause, les coups bas sont dignes des pièces de Shakespeare. Pas étonnant qu'un des livres préférés d'Oppenheimer ait été Hamlet. Ce qui est raconté au sujet du développement de la bombe atomique puis de la bombe H peut être mis en parallèle avec les oppositions ailleurs dans le monde entre humanistes et guerriers invétérés car la question centrale du livre se trouve bien dans le choix entre la guerre et la paix, entre la mort massive, brutale et génocidaire et l'idée d'un avenir apaisé pour l'humanité. La réalité sombre de l'Amérique du XXème siècle rejoint la fiction des grandes oeuvres littéraires intemporelles. 

 

Oui, cette biographie est une vraie réussite littéraire, accessible à tout public même ceux qui ne sont pas initiés au langage de la physique ou des mathématiques. Il offre une belle réflexion sur notre futur.

 

 

 

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Si nous ne sommes pas vigilants, la nature n’aura pas besoin de phénomènes climatiques extrêmes pour mettre à mal l’humanité. L’homme s’en sera chargé bien avant.

 

 

 

Extraits 

 

 

 

Pages 113-114

Devenir scientifique, allait-il plus tard remarquer, revient à "faire de l'escalade dans un tunnel : vous ne savez pas si vous sortez au-dessus de la vallée ou si vous sortez tout court". Constat particulièrement vrai pour une jeune scientifique à l'aube de la révolution quantique. 

 

 

Page 121

En se concentrant sur les problèmes non résolus de la physique, Oppenheimer suscite l'ébullition intellectuelle de ses étudiants en leur donnant l'impression de contempler l'inconnu. 

 

 

Page 142

La lettre adressée à son frère e 20 ans se conclut par ces mots :"C'est pourquoi je pense qu'il nous faut accueillir tout ce qui est en lien avec la discipline - l'étude, nos devoirs envers les hommes et la collectivité, la guerre, les difficultés personnelles et même le besoin de subsistance - avec une profonde gratitude. car, ce n'est qu'à travers cela que nous pouvons parvenir au détachement ; et ce n'est qu'ainsi que nous pouvons connaître la paix."

 

 

Page 379 (à propos de la venue de Niels Bohr, le physicien danois, à Los Alamos)

Bohr était surtout venu "le plus secrètement du monde" pour défendre une cause politique : l'ouverture de la science et des relations internationales, seul espoir d'éviter une course aux armements nucléaires après la guerre. Un message qui trouve en Oppenheimer un terrain plus que favorable.

 

 

Page 440 (au sujet de l'essai de la bombe dans la désert du Nouveau-Mexique)

Plus tard, Oppenheimer déclarera qu'à la vue du champignon atomique s'élevant dans les cieux au-dessus du point zéro, il se serait souvenu de strophes de la Gita (...) "Nous savions que le monde ne serait plus le même. Quelques uns ont ri, d'autres ont pleuré. Mais la plupart des gens sont restés silencieux. Je me suis souvenu de la phrase tirée des écritures hindoues, la Bhagavad-Gita ; Vishnu essaie de persuader le prince de faire son devoir et pour l'impressionner, apparaît devant lui avec ses bras multiples et lui dit : "Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes." Je suppose que nous avons tous pensé cela, d'une manière ou d'une autre. 

 

 

Page 508

"L'homme est à la fois une fin et son instrument", écrit Oppenheimer. A McLeish, il rappelle le "rôle profond que jouent la culture et la société dans la définition même des valeurs humaines, du salut et de la libération de l'homme". Ce qui fait qu'il "pense que ce qui est nécessaire est quelque chose de beaucoup plus subtil que l'émancipation de l'individu dans la société ; cela implique, avec une conscience que les cent cinquante dernières années n'ont cessé d'aiguiser, la fondamentale dépendance de l'homme à ses semblables." 

 

 

Page 586

A la fin de la décennie (années 50), le stock d'armes nucléaires de l'Amérique est passé de 300 à 18.000. Au cours des cinquante années qui vont suivre, les Etats-Unis vont produire plus de 70.000 armes nucléaires  et consacrer la somme faramineuse de 5.500 milliards de dollars à des programmes d'armes nucléaires.

 

 

Page 724

(...) Les règles du jeu avaient changé. Maintenant, même sans faire d'espionnage, même si la loyauté d'un individu restait incontestée, il était dangereux de critiquer le bien-fondé de la dépendance de l'Amérique à son arsenal nucléaire. Et l'audition d'Oppenheimer représentera un jalon majeur du rétrécissement de l'espace public aux débuts de la Guerre Froide. 

 

 

Page 734

"C'est un monde dans lequel chacun de nous, connaissant ses limites, connaissant les maux de la superficialité, devra s'accrocher à ce qui est proche de lui, ce qu'il sait, à ce qu'il peut faire, à des amis, à sa tradition et à son amour, au risque d'être dissout dans une confusion universelle, de ne rien savoir et de ne rien aimer (...) Si un homme nous dit de voir les choses d'une autre manière que nous, ou trouver beau ce que nous trouvons laid, il se peut que nous soyons obligés de quitter la pièce de fatigue ou d'ennui."

 

 

 

 


Bande-annonce du film "Oppenheimer"



15/08/2023
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