THEATRE DU PUZZLE

THEATRE DU PUZZLE

"Paul Vosguth le réfractaire" / Pascal Marchand

Voilà une occasion de parler de la famille. Peut-être autrement, de façon un peu décalée. C'est le cas pour l'histoire de Paul Vosguth le réfractaire...

 

 

Paul Vosguth le réfractaire

 

Vingt-cinq de boulot. Vingt-cinq  de sale boulot. Cent trimestres à vérifier des comptes. A défalquer la taxe sur la valeur ajoutée. A manipuler des pourcentages. 5,5 %. 18,6 %. 20 %. A faire des bilans financiers. Des expertises comptables. A calculer des feuilles d’impôts. Artisans. Commerçants. Psychothérapeutes. Chauffeurs de  taxis indépendants. Avocats. Médecins. Vignerons. Patrons de PME. Agriculteurs. Entreprises de travaux publics. Organismes de formation continue.

 

Ils lui avaient tous demandé de compter à leur place. Parce qu’ils avaient horreur des chiffres. Parce qu’ils avaient autre chose à faire. Un travail plus intéressant. Peut-être plus créatif. Sans doute une activité qui avait plus de sens que des chiffres froids placés dans des colonnes numérotées par des codes incompréhensibles.

 

Aussi parce qu’il était le « nègre » de la comptabilité. Vous voyez ce que je veux dire : le genre de type anonyme dans les affaires financières comme celui qui, dans la littérature à succès, se tape des paragraphes entiers des best-seller pour des auteurs célèbres, sans que jamais son nom n’apparaisse une seule petite fois sur la couverture ou dans les pages intérieures du fameux livre.

Paul Vosguth, lui qui  avait toujours rêvé d'être acteur de cinéma, lui qui aurait aimé être à la place d’Errol Flynn dans la scène du baiser, accroché au lierre des murailles, tenant dans ses bras Olivia de Havilland devant les caméras de Michael Curtiz en 1938 pour le célèbre Robin des Bois.

Lui, qui collectionnait les affiches de film des œuvres de la nouvelle vague. Truffaut, Rivette, Rohmer et les autres.

 

Lui, l’abonné des Cahiers du Cinéma.

 

Paul se souvenait de ces soirées ratées, de ces amours gâchés ou mis au rencard, des rendez-vous décommandés au dernier moment en raison d’un travail à terminer d’urgence pour le lendemain, parce qu’un cahier de compte lui avait été remis en retard et que, plusieurs soirs de suite, il avait dû trainer au bureau jusqu’à minuit et demi. Tout cela pour rendre à temps les feuilles de bilan avant le dernier délai de la déclaration d’impôts des libéraux. Oui, ces fameux libéraux qui l’appelaient trois fois par semaine pour savoir où en était leur dossier. Il était payé pour ça, et en plus, clientèle oblige, il devait garder le sourire.

 

 

Eh oui ! Il avait fallu qu’il soit doué en mathématiques. Dés le cours préparatoire. « Ce sera un scientifique ! », avait prédit l’instituteur, un gars barbu d’un certain âge à l’expérience certaine. Et donc, pendant toutes ses études, bénissant le commandement du Dieu de la Laïque, ses parents avaient fait en sorte qu’il enterre sa part de rêve sous des tonnes de jeux de logique,  de quadrillages soi-disant magiques, de sudoku et autres merveilles du monde chiffré.

Des jeux ? Tu parles ! De la patience, oui. De la précision jusqu’à l’obsession du détail, jusqu’à l’ultime perfection. La force du bien impeccable  et tiré à quatre épingles face au mal du désordre et du laisser-aller. Tout cela l’avait amusé au départ, puis malgré son aversion progressive pour tous ces loisirs de chiffres, il s’était soumis au désir teinté d’ambition de ses parents. Le jeu était devenu un travail. Logarithme de X. Exponentiel de X. X puissance N. Raciné carrée. Fonction de X. Valeur absolue. Abscisse. Ordonnée. Domaine de définition. Vecteur.  Théories Euclidiennes. Théorèmes. Tout un vocabulaire décalé de tout et finalement à trente ans, une paire de lunettes rondes, un cartable en cuir véritable et une place dans un grand cabinet de comptabilité du côté de la Place de l’Opéra à Paris.

 

 

Les parents étaient fiers de lui. Il avait réussi à atteindre son but (enfin celui de ses parents). Un bon boulot et une paye solide à la fin du mois.

 

A quarante ans, il lançait sa propre affaire avec une clientèle déjà bien fournie. Il vérifiait leurs comptes tandis qu’il confiait les siens à un collègue de confiance. Il considérait celui-ci comme un ami. Il préférait dire « ami de profession » pour être plus précis. Jamais il n’avait songé à partir en vacances avec lui. Comble de l’horreur : parler chiffres et nombres toute une quinzaine, les pieds dans l’eau !  Non. Ça jamais ! Les repas du midi lui suffisaient amplement. Le genre de déjeuner qui se résumaient à l’évocation d’énigmes chiffrées pour quelques euros mystérieux disparus entre le crédit et le débit. La matinée à chercher l’erreur.

 

Une opération comptée deux fois ? Une erreur de code ou de colonne ? L’achat d’un stylo à billes oublié dans le total des achats de fournitures de bureau ? Oui, c’était ça. Une matinée pour un malheureux stylo BIC d’une valeur d’un euro trente. Le genre de truc à foutre sa matinée en l’air, même pour un expert-comptable, encore plus quand celui-ci ne rêvait que d’embrasser Olivia de Havilland, une nuit, en haut du donjon du château de Nottingham, avec ou sans cinémascope.

 

 

Alors, Paul Vosguth s’était mis à haïr les chiffres, surtout les nombres pairs, ceux qui font des comptes ronds. Les valeurs numérales qui permettent de partager en deux équipes, en quatre parts de gâteau, en centièmes et en millièmes. Qui sont les fondements de la base dix, si chère au commerce et à l’identification des individus.

 

L’expert-comptable exaspéré se mettait à sourire quand, parfois, passant devant la grille d’une cour d’école, il voyait une maîtresse s’échiner à trouver une solution équitable pour que ses 27 élèves puissent jouer à la balle aux prisonniers en deux groupes d’égale importance et de force comparable. Petit à petit, il remarqua le nombre incalculable de micro-évènements qui défiaient les lois mathématiques, qui mettaient à mal le sacro-saint système binaire 1 ou 0, soit il y a, soit il n’y a pas. Les évidences logiques se réduisaient à une peau de chagrin, même au niveau d’une simple famille (et il en savait quelque chose) : deux parents et deux enfants ne faisaient plus quatre. Chacun portant une part de l’essence du lien  qui les unissait les uns aux autres, on approchait une valeur non mesurable mais qu’on pouvait légitimement envisager en termes de décimales infinies, s’imprégnant sans contours déterminés dans l’unité de chacun et de tout le monde.

 

 

Paul Vosguth apprit ainsi à aimer les angles droits à 92°, les parallèles qui se rejoignent bien dans l’infini quand l’effet d’optique devenait une réalité palpable. Il jubilait devant les fantasques humeurs de l’orage ou de la tempête pour lesquels les météorologues n’arrivaient pas encore à prévoir ni la force précise, ni le lieu exact de la colère. Ce qui était le plus merveilleux à ses yeux, c’était l’incroyable constance du mystère qui suivait les nouvelles réponses aux grandes questions scientifiques. En somme, plus on en savait, moins on en savait.

A partir de là, il sentit l’impossible évolution de sa carrière professionnelle. Ce travail n’était plus fait pour lui. Il avait besoin d’espaces imparfaits, de murs obliques, de 3 et de 7, de nombres qui ne mènent à aucun partage tangible et qui drainent avec eux l’infinité du monde décimal. C’était comme ces milliers de chiffres après la virgule tel le quotient de 3/7. 0,4 reste deux. 0,42 reste six. 0,428 reste quatre. 0,4285 reste cinq. 0,42857 reste un. 0,428571 reste trois. 0,4285714 reste deux. Une suite à n’en plus finir. Une série de six chiffres se répétant à l’envi, coupant court à toute tentation de rationalité excessive. Jamais de reste nul. L’impossibilité d’atteindre le summum de la perfection mathématique, même au milliardième près, au milliard de milliardième près. Un quotient exact impossible à approcher, même par la plus petite extrémité épidermique de l’auriculaire. Eh bien oui ! Il fallait  bien l’admettre, n’en déplaise aux tenants du monde hygiéniste, entre 0 et 1, existait une valeur indéfinissable appelée 1/3. Plus précisément encore, entre 1/3 et ½, sommeillait un monde sans fin pourtant borné par des fractions et des nombres qui n’indiquaient en fait rien d’autre qu’une idée de chemin et rien de plus. Il y avait comme une impression d’échappatoire par le centre, simplement parce que les frontières horizontales étaient multiplement fermées. C’était autant logique que la force d’attraction d’un trou noir ou les probabilités d’existence d’autres systèmes stellaires comparables aux nôtres. Logique mais intouchable. Envisageable mais invisible. Au-delà des limites de notre petite science. Juste des projections et des jeux de l’esprit. Ni lois fermement établies, ni ordre imposé. Ni Dieu, ni dieux, ni maître, ni maîtresse. Le monde anarchiste dans toute sa splendeur.

 

Alors, après cela, se retaper la comptabilité d’une entreprise devenait d’un trivial ! Même s’il pensait à Woody Allen évoquant le beefsteak dans l’assiette en parlant du principe de réalité, cela ne lui donnait pas plus de motivation.

 

 

 Au grand dam des parents dont son père qui en perdit ses derniers cheveux, Paul Vosguth finit par rendre son tablier, par vendre sa clientèle. A cinquante-cinq ans, il partit au bord de la Méditerranée, sans ses lunettes rondes, ni son cartable en cuir véritable. Il les échangea contre un rocking-chair sur le balcon face aux vagues déferlant avec douceur sr le rivage. C’était une plage magnifique entourée par sept cocotiers. Pas six. Pas huit. Non. Sept cocotiers plantés à intervalles irréguliers, histoire de laisser la place à une bicoque appelée « Coco Beach » qui sentait bon la glace à la pistache, et le jus d’orange pressée. Trois caillebotis (oui trois, pas deux, pas quatre, trois), trois caillebotis donc menaient vers le bord de l’eau. Des types bronzés beaux comme les sauveteurs d’Alerte à Malibu, dépensaient sans compter leur fric pour des belles filles à la peau mate. Tous rêvaient d’amour et de couchers de soleil. Un autre sens de la vie.

 

 

Pour Paul, pas question de rivaliser avec ces gars bodybuildés. Son petit ventre rond et son âge lui interdisaient toute concurrence. Il se contentait du plaisir d’un café crème et de tartines beurrées avec de la confiture dans le petit vent du matin. Il complétait cette sérénité suprême par la lecture du Monde, le journal quotidien qui parlait de la vie d’ailleurs. Parfois, Vosguth ajoutait le Flash Beach News pour faire couleur locale.

 

Lui sur son balcon et la vie plus loin. Enfin presque.

Car un jour, il lui fallut bien admettre que le monde d’ailleurs comportait le sien. Un entrefilet en page quatre du périodique de la région. En page quatre ! Bah le mauvais chiffre, mauvaise augure. L’article relatait un délibéré du conseil municipal. Il était question de planter deux cocotiers supplémentaires aux abords de la plage pour protéger davantage ce petit coin de paradis des facéties du vent.

 

Paul Vosguth fit rapidement ses comptes : sept plus deux faisaient toujours neuf, au moins dans ses souvenirs de comptable. Ouf ! Ça allait encore. Mais il sentit comme un nouveau danger qui guettait sournoisement. Et si le vent franchissait encore la barrière arboricole ? Et si les élus décidaient de planter un autre cocotier ?

 

A partir de cet instant, il lut davantage le Flash Beach News que le facteur apportait désormais chaque semaine vers neuf heures. Il le dévorait page après page, même les pages portant les numéros deux, quatre, six, huit et tous les multiples provocateurs et inconvenants. Il cherchait, avec une certaine appréhension, un ou des articles sur la tentation du maire de rendre sa ville géométrique.

- S’ils en plantent un dixième, s’était exclamé l’ex-comptable devant sa tasse encore chaude et ses tartines grillées, c’est sûr, je déménage. »

 

 

 

Pascal Marchand

 

 

Lien vers les articles :

"Léo Vosguth le réfractaire" / Pascal Marchand

Je m'appelle Mamadou Dupont / Pascal Marchand

Je m'appelle Georges Domborynski / Pascal Marchand

 



24/12/2010
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