THEATRE DU PUZZLE

THEATRE DU PUZZLE

Libre pour soi, libre pour les autres... / Pascal Marchand

Prisonnier des carcans que le citoyen laisse imposer par l'organisation cartésienne du monde, il donne des pans entiers de son être à ce qu'il définit, peut-être à tort, comme des besoins nécessaires à sa vie.

Par des formes sophistiquées de modernité, par la maîtrise apparente de technologies élaborées, il se sent appartenir au monde d'aujourd'hui, aussi à celui de demain dans lequel il est prêt à entrer telle une évidence incontestable. Comme s'il était immortel, comme si, sans aucun doute, sa présence était certaine demain, après demain, dans un an, dans dix ans, avec le sentiment que les progrès de la médecine et de la science reculeront l'échéance ultime, et la croyance dissolue d'être plus fort que cette banalité morbide de la mort.

 

 

 

Le monde est croissance, technologie, contrôle social, mise aux normes, numérotation, dérives ultra sécuritaires. On pourrait presque exister sans porter de nom, juste un numéro ou des codes et on pourrait, à l'image de l'histoire qui suit, tout savoir de nous, dans les moindres détails. Et ce n'est pas que de la fiction.

 

Voilà à quoi pourrait ressembler la commande d'une pizza en 2015 (sous le règne d'EDVIGE 6), ou les dérives de l'interconnexion des données informatiques :


 Standardiste :
– Speed-Pizza, bonjour.

 
Client :

 
– Bonjour, je souhaite passer une commande s'il vous plaît.

Standardiste :

– Oui, puis-je avoir votre NIN, Monsieur ?

Client :
– Mon Numéro d'Identification National ? Oui, un instant, voilà, c'est le 6102049998-45-54610.

Standardiste :

– Je me présente : je suis Martine Dumoulin. Merci Mr Jacques Lavoie.

Donc, nous allons actualiser votre fiche, votre adresse est bien le 174 avenue de Villiers à Carcassonne, et votre numéro de téléphone le 04 68 69 69 69. Votre numéro de téléphone professionnel à la Société Durand est le 04 72 25 55 41 et votre numéro de téléphone mobile le 06 06 05 05 01.
C'est bien ça, Monsieur Lavoie ?

Client (timidement) :

– oui !! 

Standardiste :
– Je vois que vous appelez d'un autre numéro qui correspond au domicile de Mlle Isabelle Denoix, qui est votre assistante technique.

Sachant qu'il est 23h30 et que vous êtes en RTT, nous ne pourrons vous livrer au domicile de Mlle Denoix que si vous nous envoyez un XMS à partir de votre portable en précisant le code suivant AZ25/JkPp+88

Client :

– Bon, je le fais, mais d'où sortez-vous toutes ces informations ?

Standardiste :

– Nous sommes connectés au système croisé, Monsieur Lavoie

Client (Soupir) :

– Ah bon !.... Je voudrais deux de vos pizzas spéciales mexicaines.

Standardiste :

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Monsieur Lavoie.

Client :

– Comment ça ???...

Standardiste :

– Votre contrat d'assurance maladie vous interdit un choix aussi dangereux pour votre santé, car selon votre dossier médical, vous souffrez d'hypertension et d'un niveau de cholestérol supérieur aux valeurs contractuelles. D'autre part, Mlle Denoix ayant été médicalement traitée il y a 3 mois pour hémorroïdes, le piment est fortement déconseillé.

Si la commande est maintenue la société qui l'assure risque d'appliquer une surprime.

Client :

– Aie ! Qu'est-ce que vous me proposez alors ?...

Standardiste :

– Vous pouvez essayer notre Pizza allégée au yaourt de soja, je suis sûre que vous l'adorerez.

Client :

– Qu'est-ce qui vous fait croire que je vais aimer cette pizza ?

Standardiste :

– Vous avez consulté les "Recettes gourmandes au soja" à la bibliothèque de votre comité d'entreprise la semaine dernière, Monsieur Lavoie et Mlle Denoix a fait, avant hier, une recherche sur le Net, en utilisant le moteur "_http://www.moogle.fr<http://www.moogle.fr/>  "_avec comme mots clés soja et alimentation. D'où ma suggestion.

Client :

– Bon d'accord. Donnez-m'en deux, format familial.

Standardiste :

– Vu que vous êtes actuellement traité par Dipronex et que Mlle Denoix prend depuis 2 mois du Ziprovac à la dose de 3 comprimés par jour et que la pizza contient, selon la législation, 150 mg de Phénylseptine par 100 g de pâte, il y a un risque mineur de nausées si vous consommez le modèle familial en moins de 7 minutes. La législation nous interdit donc de vous livrer.

En revanche, j'ai le feu vert pour vous livrer immédiatement le modèle mini..

Client :

– Bon, bon, ok, va pour le modèle mini. Je vous donne mon numéro de carte de crédit.

Standardiste :

– Je suis désolée Monsieur, mais je crains que vous ne soyez obligé de payer en liquide. Votre solde de carte de crédit VISA dépasse la limite et vous avez laissé votre carte American Express sur votre lieu de travail. C'est ce qu'indique le Credicard Satellis Tracer.

Client :

– J'irai chercher du liquide au distributeur avant que le livreur n'arrive.

Standardiste :

– Ça ne marchera pas non plus, Monsieur Lavoie, vous avez dépassé votre plafond de retrait hebdomadaire.

Client :

-
Mais ?... Ce n'est pas vos oignons ! Contentez-vous de m'envoyer les pizzas ! J'aurai le liquide. Combien de temps ça va prendre ?

Standardiste :

– Compte-tenu des délais liés aux contrôles de qualité, elles seront chez vous dans environ 45 minutes. Si vous êtes pressé, vous pouvez gagner 10 minutes en venant les chercher, mais transporter des pizzas en scooter est pour le moins acrobatique.

Client :

– Comment diable pouvez-vous savoir que j'ai un scooter ?

Standardiste :

– Votre Peugeot 408 est en réparation au garage de l'Avenir, par contre votre scooter est en bon état puisqu'il a passé le contrôle technique hier et qu'il est actuellement stationné devant le domicile de Mlle Denoix. Par ailleurs j'attire votre attention sur les risques liés à votre taux d'alcoolémie. Vous avez, en effet réglé quatre cocktails Afroblack au Tropical Bar, il y a 45 minutes. En tenant compte de la composition de ce cocktail et de vos caractéristiques morphologiques, ni vous, ni Mlle Denoix n'êtes en état de conduire. Vous risquez donc un retrait de permis immédiat.

Client :

– @#%/$@& ?# !

Standardiste :

– Je vous conseille de rester poli, Monsieur Lavoie. Je vous informe que notre standard est doté d'un système anti-insulte en ligne qui se déclenchera à la deuxième série d'insultes. Je vous informe en outre que le dépôt de plainte est immédiat et automatisé.

Or, je vous rappelle que vous avez déjà été condamné en juillet 2009 pour outrage à agent.

Client (sans voix) :

– ....

Standardiste :

– Autre chose, Monsieur Lavoie ?

Client :

– Non, rien. Ah si, n'oubliez pas le Coca gratuit avec les pizzas, conformément à votre pub.

Standardiste :

– Je suis désolée, Monsieur Lavoie, mais notre démarche qualité nous interdit de proposer des sodas gratuits aux personnes en surpoids. Cependant à titre de dédommagement, je peux vous consentir 15 % de remise sur une adhésion flash au contrat Jurishelp, le contrat de protection et d'assistance juridique de Speed assurance. Ce contrat pourrait vous être utile, car il couvre, en particulier, les frais annexes liés au divorce, vu que vous êtes marié à Mme Claire Lavoie, née Girard depuis le 15/02/2008 et vu votre présence tardive chez Mlle Denoix, ainsi que l'achat il y a une heure à la pharmacie du Canal d'une boîte de 15 préservatifs et d'un flacon de lubrifiant à usage intime.

À titre promotionnel, je vais faire joindre aux pizzas un bon de 5 EUR de réduction pour vos prochains achats de préservatifs valable chez Speed-Parapharma. Toutefois veuillez éviter les pratiques susceptibles d'irriter les hémorroïdes de Mlle Denoix, pour lesquelles Speed-Parapharma se dégage de toute responsabilité.

Bonsoir Monsieur et merci d'avoir fait appel à Speed Pizza.

 

Drôle n'est-ce pas ?!!! Mais nous y sommes presque.

 

En fait, plus l'organisation sociale du monde cherche à contrôler et complexifier le contrôle des individus au nom de la liberté, plus elle crée de frontières et plus elle diminue l'espace de la liberté. En y regardant de plus près, on peut même considérer ces frontières au cœur même d'un pays, d'une ville, et pas seulement sur les limites d'un territoire national. Quand, dans la pratique quotidienne, les droits (à priori donnés à parité dans la loi) sont modulables selon les citoyens, déjà là, en créant des étiquettes spécifiques à certains groupes d'individus, on crée des frontières.

Celles qui séparent les religions (en plus, quand certaines peuvent être considérées, sans aucune nuance, comme liées à l'extrémisme et au terrorisme).

Celles liées au pouvoir de l'argent, avec ceux qui le possèdent et ceux qui en sont les laisser-pour-compte.

Celles  liées aux accès à la culture  et à l'information, avec toutes les formes de manipulation possibles par ceux qui ont le pouvoir d'informer.

Celles liées aux quartiers d'habitation ou à la zone géographique.

Celles liées aux modes de vie et aux pratiques sexuelles.  

Celles liées aux différences apparentes, comme si une couleur de peau définissait un être humain différent, et peut-être dangereux, donc à exclure.

Les frontières qui s'ouvrent ou non, selon l'origine d'un individu qu'il vienne de l'ouest  ou du sud, qu'il ait un diplôme ou qu'il n'en ait pas, que sa langue maternelle ait le privilège d'être un langage d'échange international ou qu'elle soit l'idiome méconnu d'un pays à l'écart du monde, qu'il ait des papiers en règle ou qu'il rêve, sans papiers,  d'une autre vie et soit prêt à risquer la sienne pour rejoindre l'Occident dont les images d'argent et de richesse lui font croire à l'Eldorado.

 

 

 

Le monde entier est fait de frontières invisibles, renforcé par l'autocontrôle et la délation que s'imposent les individus avec ce qui se partage le mieux au monde : la culpabilité. Les pouvoirs savent très bien en jouer, en stigmatisant des comportements collectifs considérés comme corporatistes et des comportements individuels, au nom de la morale, pour mieux diviser les groupes qui, pourtant, ont des intérêts communs. Au sein même des familles et des couples, peuvent se dérouler les mêmes relations biaisées. De ce point de vue, les pouvoirs politiques successifs ont bien réussi leur coup : la méfiance est de mise et les dirigeants peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

 

Retrouver la liberté qui est en nous devient donc essentielle. En s'ouvrant aux autres au lieu de fermer ses fenêtres. En se sachant impermanent sur cette terre, en se redécouvrant mortel, donc plus proche de notre présent. En vivant intensément chaque bonheur qui nous est donné avec l'humilité de celui qui passe et qui n'a pas tout à prendre. En étant à l'écoute du monde qui bouge, qui défend ses droits, les droits humains quelles que soient les frontières, les couleurs de peau, les religions ou les modes de vie.

 

Vaincre la peur de l'autre, sa propre peur d'avancer dans la vie passe par un autre regard sur le monde, par de la confiance et non de la défiance, par de la coopération authentique et non de l'opposition. Cela passe par une autre considération de la vie terrestre, dans ses valeurs naturellement imparfaites et fragiles, changeantes et souvent dérangeantes, jamais universelles ni éternelles. Nous ne sommes que des passagers provisoires du long voyage de l'histoire de la Terre. Nous ne sommes pas nés avec elle, mais bien après. L'espèce humaine disparaîtra sans doute bien avant que notre planète disparaisse à son tour.

 

Dans l'énergie que dégagent le plaisir de l'instant, le partage, et même l'acte créatif,  il est possible de trouver cette liberté nécessaire pour être soi-même vivant.

 

Pour être disponible aux autres, savourer cette liberté d'être avec les autres, encore faut-il se sentir libre soi-même, au risque d'enfermer dans sa prison affective ou sociale celui ou celle qu'on considère pourtant comme essentiel et qu'on ne veut pas enfermer.

 

Être libre   pour soi et pour les autres est sans nul doute l'une des choses les plus difficiles au monde à devenir, « prisonniers » (avec ou sans barreaux) que chacun peut être dans sa situation particulière d'habitant d'un état de droit plus ou moins respecté, ou carrément d'un état de non droit. Aussi prisonnier de sa propre histoire plus ou moins douloureuse, plus ou moins pathogène.

 

 

L'art est un formidable levier créatif pour découvrir cette liberté en soi et ce partage vivifiant qui ouvre les portes vers d'autres histoires de vie. Bien sûr, le temps n'est pas extensible. N'empêche, de grands moments où on peut exister pleinement parmi les autres, sans conditions, donnent à la vie des élans qui modifient l'impact du temps. Une heure peut valoir une heure avec ses soixante minutes comptables. Cela peut aussi valoir une journée ou une décennie selon ce qu'on a voulu faire de cette heure. En ce sens, le sentiment d'être libre donne au temps une dimension qui peut dépasser les limites de la fatigue et de la peur. 

 

Pascal Marchand 

 

 

 


Découvrez Jean-Luc Ponty!


16/11/2008
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