Désobéissance civile / Sandra Laugier
Alors que le monde, notamment la France s'enfonce dans la crise, on devrait dire les crises, nombre de citoyens refusent d'obéir aux injonctions qui leur sont imposées par leur hiérarchie professionnelle, au nom de la désobéissance civile, au nom de l'humanisme et de la place de l'homme avant la place de l'argent et de l'ordre comptable.
Cet article du journal Libération est très intéressant à ce sujet, en revenant sur l'histoire de la désobéissance civile (qui ne date pas d'hier), et en s'appuyant sur les ouvrages de Sandra Laugier et d'autres auteurs qui ont réfléchi sur ce thème.
La désobéissance civile est-elle légitime ?
Approches croisées d’Albert Ogien, sociologue, et de Sandra Laugier, philosophe
Article paru le 16/09/2010
Sans doute est-on spontanément enclin à penser qu’obéir revient à perdre sa liberté, et désobéir à la gagner. Est-ce vrai ? Obéir (ob-oedire, ob-audire) signifie «écouter» quelque chose qui est «au devant» de soi, et peut-être au loin - à la manière de l’Indien qui dans les westerns pose son oreille sur les rails pour deviner l’arrivée du train. Parfois, n’«entendant» pas bien ce que le commandement dit, on ne saisit pas les valeurs sur lesquelles il se fonde : l’enfant, dès lors, exécute seulement l’injonction des parents. Il obéira lorsqu’il sera à même de reconnaître que l’ordre ne va pas au bénéfice de celui qui le donne mais de celui qui le reçoit. Il y a toujours dans l’obéissance quelque chose de pédagogique, une pédagogie-express qui dans l’immédiat s’impose par contrainte, en attendant que les médiations se présentent, via l’éducation, pour qu’elle soit respectée par obligation morale. Aussi, en obéissant, réalise-t-on comme par avance sa liberté, si l’on a conscience qu’en suivant l’ordre reçu on satisfait à des valeurs morales, civiques ou religieuses auxquelles on aspire ou qui sont déjà les nôtres. S’ensuit-il, à l’inverse, qu’on n’a pas toujours raison de se révolter - et que la révolte n’est juste que si elle brise un système de contraintes dans lequel toutes nos obligations et nos valeurs sont bafouées ? Le cas où la désobéissance se dresse non contre un ordre mais contre la loi, censée être égale pour tous et promulgée dans l’intérêt général, pose un problème particulier. Dans un régime politique où «l’organisation de la société civile et le dialogue social sont des réalités vivantes», est-ce un droit que de refuser d’appliquer une loi ou un texte réglementaire, alors même que les armes du droit permettent d’endiguer déficiences et abus de la loi ? Pourquoi désobéir en démocratie ?
Albert Ogien est sociologue, Sandra Laugier philosophe (1). Ils ont croisé leurs approches pour tenter de comprendre en quoi la désobéissance civile (2) porte en elle «une menace pour le principe même de la démocratie», ou, au contraire, alimente les sources de liberté et de justice que la démocratie ne peut pas faire tarir sans se détruire. Pourquoi désobéir en démocratie ? propose une réflexion sociologique, philosophique et politique, donc - mais totalement enracinée dans la réalité d’aujourd’hui, puisqu’elle examine les mouvements contestataires qui ont récemment émergé en France : travailleurs sociaux et professionnels de la santé qui ne livrent pas leurs informations aux maires dans le cadre de la politique de «prévention de la délinquance», membres du Réseau éducation sans frontières (RESF) qui cachent les élèves étrangers menacés d’expulsion, arracheurs d’OGM, agents de l’ANPE qui déclinent l’obligation de contrôler la régularité du séjour en France d’un demandeur d’emploi et d’en informer la préfecture de police, directeurs et directrices d’écoles qui ne font pas remonter vers le ministère les données de la «base élèves», enseignants qui se «déclarent en désobéissance» auprès de leur autorité de tutelle…
Irak. Avant d’enquêter sur ces mouvements, Albert Ogien et Sandra Laugier leur fixent des «cadrages» théoriques : celui qu’à la civil disobedience ont donné les philosophes américains Henry D.Thoreau et Ralph W. Emerson, et ceux, plus récents, qu’on trouve dans la pensée de John Rawls, Hannah Arendt ou Stanley Cavell. Dans son principe, la position de Thoreau et Emerson est simple : «On a non seulement le droit mais le devoir de résister, et donc de désobéir, lorsque le gouvernement agit contre ses propres principes.» En considérant le sens de la notion de people(«Nous le peuple des Etats Unis…»), un gouvernement est légitime quand tous peuvent «y trouver leur voix». Lui désobéir est juste si son action, bien que démocratique, m’apparaît telle que je ne puis pas dire qu’elle est menée en mon nom. On le lisait sur les pancartes des opposants à la guerre en Irak : Not in our name.
S’ouvrent ainsi mille perspectives de révoltes. Celles-ci sont justifiées lorsqu’elles tentent de rétablir des droits supprimés ou faire advenir ceux qui ne sont pas encore octroyés - notamment sous des régimes non-démocratiques. Mais dans une démocratie - où le spectre de la contestation va«du vote à l’insurrection, en passant par l’abstention, le boycott, la pétition, lamanifestation, la grève, l’usage modéré ou symbolique de la violence, l’émeute» - le refus de respecter une loi, «régulièrement votée par une majorité de représentants du peuple», peut-il être une forme efficace d’action politique ?
Henry David Thoreau
Rouages. La désobéissance civile semble être minée par une contradiction. Soit elle s’institutionnalise, et s’intègre dans l’action d’un syndicat ou d’un parti pour faire aboutir la revendication qu’elle porte, et elle cesse alors d’être une «désobéissance», soit elle reste telle, une «manifestation émotionnelle», et, ainsi, «s’exclut délibérément du processus de prise de décision» - n’aboutissant, au mieux, qu’à rendre visible dans l’espace médiatique le problème qui l’a suscitée. Ogien et Laugier n’en concluent pas qu’il faille la condamner. Si la désobéissance, «ambiguë», laisse difficilement déceler en elle-même les raisons de sa justification, alors il faut chercher celle-ci dans les mutations du rôle de l’Etat et les changements qui affectent l’ordre du politique. Pourquoi désobéir en démocratie ? est consacré pour moitié à cette question, qui ne se résume plus par le processus de désengagement de l’Etat et la vogue des privatisations, ni par la prééminence de l’économie et de la finance sur le pouvoir public. Aux yeux des auteurs, l’essentiel - qu’on pouvait déjà percevoir dans le projet de «rationalisation des choix budgétaires» (RCB), recommandant aux administrations d’imiter les entreprises - tient à la façon dont l’art de gouverner s’est réduit à un gouvernement du résultat, à une quantification de l’action publique. Leur analyse est ici très détaillée, qui suit notamment la façon dont la «Loi organique relative aux lois de finances» (Lolf) pénètre tous les rouages de la gestion publique, jusqu’à devenir une «nouvelle constitution financière» fixant à l’Etat non le rôle d’assurer les «fonctions collectives» au nom des principes de liberté, de justice et de fraternité, mais de «remplir des missions» en fonction d’objectifs statistiques.
Quand gouverne le chiffre, s’en vont dialogue et contractualisation, viennent fermetures d’usines et délocalisations : aux ouvriers, reste le désespoir de «tout faire sauter». Quand gouverne le chiffre, se perdent les voix, la voix de la politique elle-même, devenue management, la vox populi, la voix de chaque citoyen. Le chiffre ne «parle» pas, il aboie, insensible à la misère, à l’injustice et aux humiliations, voué sans honte au seul service de la rentabilité. Aussi ne peut-on l’«entendre», même en posant l’oreille sur les rails, ni lui obéir. Se forment donc, épars, les foyers de révolte, les foyers de désobéissance civile.
(1) Elle vient de publier «Wittgenstein, le mythe de l’inexpressivité» (Vrin 2010). (2) A lire aussi : d’Howard Zinn, «Désobéissance civile et démocratie» (Agone 2009) et, d’Elisabeth Weissman, «la Désobéissance éthique» (Stock 2010).
TV5 Monde / Interview de Sandra Laugier / 26 avril 2011
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