Les Années / Annie Ernaux
Edition Gallimard / Collection nrf
242 pages / mars 2008
Derrière le roman autobiographique se cache un livre "en relief". Une femme écrivain raconte son existence sans jamais utiliser le "je". On l'imagine devant son bureau sur lequel elle a posé, par ordre chronologique, les photos importantes d'elle et de sa famille, de son enfance, de l'école, du collège, du lycée, des amies, des amis, de ses enfants qui grandissent, de ses petits-enfants.
C'est le livre d'une femme d'un âge certain chez qui monte l'envie, à un moment de son existence, d'écrire sa propre histoire.
En elle, en même temps que les souvenirs affluent par les photos posées devant elle, se construit l'idée de ce que sera ce livre : une femme qui apparemment parle d'une autre femme, une forme de distanciation de sa propre personne sous forme de "elle" qui recoupe très souvent un "on" collectif dans lequel le lecteur peut se retrouver. Un "on" dans lequel est toujours intégré le "je".
L'histoire individuelle de cette femme rentre dans l'histoire de la France et du monde de l'après-guerre. Des années 40 à nos jours, on voit défiler sous nos yeux ce qu'a été la vie de toute une population. Nos propres souvenirs s'y mêlent étroitement. Il semble presque que l'auteur lit parfois dans nos pensées tellement la précision du souvenir met en lumière les nôtres.
On glisse d'une page de l'histoire mondiale des hommes à un dîner de Noël quand on était petit. De la découverte d'un technologie (innovante en son temps) où l'on revoit nos yeux ébahis à nos questions d'adultes d'aujourd'hui devant le rythme effréné du monde qui rend obsolète un objet, à peine un an après sa sortie.
Beaucoup d'émotions surgissent à l'évocation de la vie de cette femme, beaucoup de questions sur sa propre vie. Et un autre regard sur les objets qui nous entourent, ceux qui nous parlent du passé comme les photographies. Ceux qui ont marqué l'histoire des humains avec leurs noms qui restent dans la mémoire comme un nouveau commencement ou comme une émotion de l'enfance : rasoir électrique, Banania, Pif Gadget, télévision en couleurs, Internet,...
C'est un livre magnifique à lire absolument.
Extraits
(Page 15) Comme le désir sexuel, la mémoire ne s'arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l'histoire...
(Page 16) Exister, c'est se boire sans soif.
(Page 17) Mon histoire c'est l'histoire d'un amour.
(Page 82) Lire Simone de Beauvoir ne servait à rien qu'à vérifier le malheur d'avoir un utérus.
(Page 91) La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances.
(Page 109 / à propos de Mai 68) Penser, parler, écrire, travailler, exister autrement : on estimait n'avoir rien à perdre de tout essayer.
(Page 137)A faire l'amour avec le même homme, les femmes avaient l'impression de redevenir vierges.
(Page 146) Les chiffres ne disaient rien d'autre que la fatalité et le déterminisme.
(Page 182 / à propos de la télévision) La télécommande avait raccourci la durée de l'ennui.
(Page 218) L'imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se parait d'humanisme et de justice sociale (...) Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La Vie. La vraie. Auchan (...) La liberté avait pour visage un centre commercial, des hypermarchés croulant sous l'abondance. Il était normal que les produits arrivent du monde entier, circulant librement, et que des hommes soient refoulés aux frontières.
(Page 225 / à propos des années qui passent) On était de toutes et d'aucune. Nos années à nous n'étaient pas là (...) L'infini cessait d'être imaginaire. C'est pourquoi il était inconcevable de se dire qu'on allait mourir.
(Page 241) Le livre à faire représentait un instrument de lutte.
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