THEATRE DU PUZZLE

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Livre / " Au cœur des ténèbres " de Joseph Conrad (1899) - Edition de 1996

« Au cœur des Ténèbres »

de Joseph Conrad

Traduit de l’anglais et annoté par Jean Deurbergue

Edition bilingue Anglais-Français

Editions Gallimard  Collection Folio Bilingue

Nouvelle édition 1996

Préface de Michelle-Irène Brudny

333 pages dont 165 en français.

 

 

 

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Vous vous souvenez sans doute du film de Francis Ford Coppola « Apocalypse Now », cette intrusion stupéfiante dans la jungle vietnamienne où le capitaine Willard (interprété par Martin Sheen) est chargé de mettre fin au délire destructeur du colonel Kurtz (extraordinaire Marlon Brando) qui met à mal l’image de l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam.

Ce film considéré comme un chef d’œuvre du cinéma a reçu la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1979 puis d’autres récompenses aux Oscars et aux Golden Globes, entre autres, l’année suivante.

 

 

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Rappelez-vous « The end » la chanson des Doors sur fond d’images de ventilateur dans la chaleur humide et étouffante de Saïgon (l’ancienne Ho Chi Minh Ville),  et même « Satisfaction » des Rolling Stones jaillissant du patrouilleur de Willard sur la rivière qui s’enfonce dans la forêt profonde, aussi le ballet des hélicoptères  et la folie meurtrière du lieutenant-colonel Kilgore (impressionnant Robert Duvall) sur la musique de la « Chevauchée des Walkyries » de Richard Wagner…

Ce film et ses scènes cultes ont le même point commun de départ : le roman de Joseph Conrad, « Au cœur des Ténèbres » sorti en… 1899.

 

 

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Joseph Conrad photographié par Charles Beresford en 1904

 

 

Dans le livre, pas de Vietnam, mais la colonie belge du Congo. Pas de guerre, mais des conflits sur fond de commerce de l’ivoire par des compagnies privées et les liens entre blancs et noirs. Pas de capitaine Willard, mais un certain Charles Marlow, jeune officier de la marine marchande britannique qui raconte ses terribles souvenirs d’Afrique à un groupe de londoniens sur la Tamise. Et seul rapprochement direct avec le film : le personnage mystérieux de Kurtz. Dans le roman, c’est un chef de comptoir perdu très loin au fin fond de la forêt, avec ses hommes, sa cour cruelle et violente.

Le film de Francis Ford Coppola a conservé cette plongée hallucinante dans un voyage aux sources de la folie et l'idée du Mal, comme le roman.

 

 

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Blackwood's Magazine - Couverture de février 1899

 

 

Cette œuvre littéraire est d’abord parue sous forme de feuilleton dans la revue Blackwood’s Magazine en 1899, puis dans un recueil de trois récits en 1902 : « Youth : narrative and two other stories ».  Elle conserve encore aujourd’hui une force envoûtante considérable. C’est aussi ce qui explique pourquoi de nombreux artistes du XXème et du XXIème siècle se sont inspirés de cette œuvre de la fin du XIXème.

Il faut dire que le style d’écriture est d’une richesse considérable. Par des métaphores époustouflantes et un souci du détail remarquable, l’auteur fait plonger le lecteur dans un monde d’où il est difficile de ressortir, comme si la forêt congolaise d’un autre siècle enveloppait celui qui s’y plonge plus de cent ans plus tard.

 

« Les lignes droites s’ouvraient devant nous et se refermaient derrière, comme si la forêt avait enjambé l’eau sans se presser  pour nous barrer le chemin du retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. »

(Extrait)

 

Pourquoi Kurtz est-il devenu ce qu’il est quand Marlow vient le chercher ?

Lui, Kurtz, un homme de valeur qui croit en la justice ?

En montant sur le bateau de ce monde colonial et en pénétrant l’immense forêt qui se referme sur ces hommes, toutes les valeurs sont remises en cause, comme une lente déshumanisation, une confrontation brutale entre la sombre beauté sauvage de l’Afrique équatoriale et la perte de repères jusqu’à la folie.

 

 

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Bateau "Le Roi des Belges" sur lequel a navigué Joseph Conrad

 

 

« Les gens qui viennent ici ne devraient pas avoir  d’entrailles. » Il scella cette déclaration de ce sourire qui n’appartenait qu’à lui, comme si ç’avait été une porte ouvrant sur les ténèbres dont il avait la garde. » (Extrait page 103)

 

Et, au bout du compte, est-ce que, ce qui arrive à Kurtz, ne pourrait pas arriver à n’importe qui, quand les contradictions d’un monde où règne l’appât du gain, le besoin de pouvoir, ne peuvent plus contenir les valeurs humaines ?

 

« Nous étions totalement coupés de la compréhension de ce qui nous entourait ; nous passions doucement, tels des fantômes, perplexes et secrètement épouvantés comme le seraient des gens sains d’esprit devant un débordement d’enthousiasme subit dans une maison de fous. »

(Extrait page 159)

 

Quoi appartient à qui ? Qui appartient à qui ? Qui appartient à quoi ? Pourquoi vouloir posséder ? Nous laissons-nous être possédé ? Et surtout, possédons-nous vraiment quelque chose ? Ne mettons-nous pas trop d’importance dans des choses futiles en oubliant le plus essentiel ? Que restera-t-il en fin de compte de nos petites peurs quotidiennes, de nos petits drames alors que nos yeux n’ont peut-être pas vu le plus important ?  

D'une certaine façon, on pourrait faire le rapprochement avec "Le désert des Tartares" de Dino Buzzati, pas directement sur la thématique de l'injustice du destin, mais surtout sur celle de l'aveuglement, quand l'humain ne voit pas ce qui lui est le plus essentiel, comme une folie poussée à son paroxysme dans le livre de Joseph Conrad. Au bout du compte, dans ces deux romans, quand la mort arrive, c'est le regret qui l'emporte. Reviennent alors les images de celles et ceux qui ont été mis de côté au nom d'une folie presque inhumaine

 

« Vous auriez dû l’entendre dire : « mon ivoire. » Oh oui, je l’ai entendu. « Ma fiancée, mon ivoire, mon poste, mon fleuve, mon… » Tout lui appartenait. J’en retenais mon souffle, tant je m’attendais à entendre le monde sauvage partir d’un prodigieux éclat de rire  qui ferait trembler les astres dans leur immuable position. Tout lui appartenait – mais ce n’était qu’une vétille. L’important était de savoir  à qui il appartenait, lui, combien, parmi les puissances des ténèbres, prétendaient qu’il leur appartenait. » (Extrait page 217)

 

 

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Caricature de Joseph Conrad par David Low en 1923

 

 

Toutes les questions que pose ce roman sont d’une étonnante modernité. Mais faut-il s’en étonner ? Depuis sa date de parution en plein essor industriel et financier du XIXème siècle à nos jours, même dans un monde avec des révoltes et des révolutions, avec des rebellions et des désobéissances, avec deux guerres mondiales, la même logique a cherché à s’imposer : celle de l’argent et de l’enrichissement, celle du pouvoir. Et ces questions sont déjà au cœur du livre de Joseph Conrad. Les colonies et l’esclavage d’hier sont devenus des conflits d’intérêts économiques de richesse et de pouvoir entre le nord et le sud, aujourd’hui, aussi des questions d’environnement que les humains ont du mal à comprendre et à respecter.  

 

« C’est vers ce monde sauvage, en réalité que je m’étais tourné, et non vers Kurtz qui, j’étais prêt à le reconnaître, était autant dire mort et enterré. Et pendant un certain temps, il me sembla que moi aussi, j’étais enterré dans une immense tombe pleine de secrets indicibles. Je sentais un poids intolérable m’oppresser la poitrine, l’odeur de la terre humide, la présence invisible de la corruption, les ténèbres d’une nuit impénétrable… »

(Extrait page 273)

 

 

 

 

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Hannah Arendt

 

 

 

Hannah Harendt, la grande philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, qui a beaucoup écrit sur les systèmes totalitaires considérait "Au coeur des ténèbres" comme un livre matriciel car, en plus de sa réussite littéraire, c'est surtout un support très important pour comprendre le système colonial mis en place en Afrique, en particulier chez les Boers en Afrique du Sud, même si le livre lui-même n'est pas situé dans cette zone de l'Afrique. Le texte vient révéler le fonctionnement réel et pratique de l'impérialisme européen sur le continent africain. Hannah Arendt fait référence à l'oeuvre de Joseph Conrad dans le chapitre "Race et démocratie" de son ouvrage "Les origines du totalitarisme"

 

Un livre à découvrir ou redécouvrir…

 

 

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Ce très beau texte a inspiré de nombreux artistes. Orson Welles l'avait proposé à la RKO avec lui dans le rôle de Kurtz, mais la projet n’a jamais abouti.

Le film Apocalypse Now est un mixte du roman de Joseph Conrad et de « L’Adieu au Roi » de Pierre Schoendorffer (On peut ajouter que John Milius qui a réalisé l’adaptation cinématographique de « L’Adieu au Roi » en 1989, a été scénariste sur Apocalypse Now).

En 1994, La texte a été adapté à la télévision par Nicolas Roeg avec Tim Roth, John Mlakovitch, Isaach de Bankolé et James Fox

Werner Herzog s’est aussi emparé de ces thématiques dans ces films « Aguirre ou la Colère des Dieux » en 1972 dans une histoire proche inspirée de l’Amérique latine des Conquistadors. Il reprendra d’une autre façon cette idée de la folie humaine, une quête impossible au profond de la forêt vierge, dans « Fitzcarraldo » en 1982, toujours avec son acteur fétiche Klaus Kinski.

Le roman est cité à plusieurs reprises dans le film King Kong de Peter Jackson en 2005, comme dans « L’art (délicat) de la séduction » de Richard Berry en 2001. Cécile de France, l’actrice principale dit d’ailleurs à Patrick Timsit, à propos du capitaine Marlow : « On pourrait le prendre pour un imbécile, mais il voit plus loin que les autres, parce qu’il sait attendre. »

Le roman sert aussi de fil conducteur pour le film documentaire de Thierry Michel « Congo Congo River » où le réalisateur remonte à la source du fleuve comme Marlow dans le roman. Mais là, il s’agit de reconstruction d’un pays et non des violences de la colonisation.

Le roman apparaît aussi comme trame dans « L’Aube du Monde », du franco-irakien Abbas Fahdel où le récit est transposé dans les marais du sud de l’Irak au moment de la Guerre du Golfe.

En 1995 le film d'Arnaud des Pallières "Drancy Avenir" cite largement le texte de Conrad. Il développe Au cœur des ténèbres comme un récit parallèle à la trame principale qui voit une étudiante enquêter sur les traces encore présentes dans notre monde de l'extermination des juifs par les Nazis. Le voyage de Marlow jusqu'à Kurtz étant dans ce film la symbolique du travail difficile de l'historien qui cherche à appréhender l'horreur de ce que fut la Shoah.

 

 

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Villageois rassemblés au passage du Roi des Belges à Sankuru en 1888.



17/07/2018
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