THEATRE DU PUZZLE

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Livre "Sur les chemins noirs" Sylvain Tesson

Sur les chemins noirs

Sylvain Tesson

Edition Gallimard, 2016

Collection Folio,

171 pages

 

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Suite à la chute d’un balcon, un soir de déraison, ce qui a failli lui coûter la vie, Sylvain Tesson choisit de se rééduquer par la marche plutôt que dans une structure médicale. Traverser des territoires hors du commun fait déjà partie de son ADN. Aussi, décide-t-il de traverser la France du sud des Alpes au Cotentin normand, en passant par le Massif Central, la Touraine et le pays lavallois, de la fin du mois d'août au début du mois de novembre.  Un parcours long et souvent difficile, à la hauteur du défi physique et surtout sensitif, voire spirituel (au sens humaniste) que Sylvain Tesson se lance pour relancer sa vie bouleversée.

 

 

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Vallée de la Roya

 

 

Et c’est par les « chemins noirs » qu’il « fabriquera » son parcours, ces chemins à l’écart des bruits du monde, des cités, des routes goudronnées et du préfabriqué. C’est par la nature oubliée, parfois même des cartes qu’il tracera sa route, au hasard des rencontres de passage, dans le lien permanent à la vie végétale, à la présence animalière. Comme lors d’autres expéditions, il passe un temps infini à humer cet environnement du dehors qui paradoxalement devient un intérieur, un abri, là où il peut exister sans avoir à justifier de ce qu’il fait, sans être contrôlé, une forme de relation primale à l’environnement.

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Cévennes vivaraises

 

Il lit, il écrit, prend des notes, se confronte à sa réalité physiologique en reconstruction, à la réalité physique du relief. Mais surtout, avec l’excellence de son écriture, il y transcrit ses sensations, ses pensées et ses questions sur le monde d’aujourd’hui, ses doutes. Il fait des liens avec la connaissance du passé, ce qu’il sait, ce qu’il apprend de ses rencontres. Il interroge notre réalité quotidienne qui ne s’interroge plus et dont on a peine à se réapproprier.

 

 

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Haute-Marche

 

 

Sa marche questionne notre sens existentiel. Par le livre, on marche avec lui, on transcende ses souffrances corporelles à lui comme on transcende les nôtres, comme on se surprend à percevoir crûment les incohérences de nos modes de vie, le décalage entre les discours sur l’aménagement du territoire, sur la modernité et ce que la nature en répond, et sur ce que nous, on en fait. Ce voyage « extérieur » est en fait un voyage « intérieur ». Sylvain Tesson traverse la France et nous, lecteurs, nous traversons une part de notre existence, de notre lien au monde.

 

Outre la beauté des paysages que les mots décrivent en métaphores fastueuses, en sonorités émouvantes, il est question de volonté, d’espoir, de corps debout face à l’adversité, d’une nature alliée et réparatrice, d’une envie de regarder loin devant, de continuer, d’être vivant coûte que coûte, de ne jamais laisser tomber tant que notre cœur bat encore.

 

 

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Pointe du Rozel, Cotentin

 

 

Sylvain Tesson marche dans l’urgence qui s’est imprégnée en lui. Le lecteur plonge alors dans son urgence propre, celle qui ravive la conscience de nos existences individuelles et collectives, ce qui fait sens à notre passage terrestre. Les mots de Sylvain Tesson sont des portes ouvertes à nos territoires, certains parfois inaccessibles. Ils nous donnent des permissions d’aller voir en nous, d’aller voir dehors et de marcher sur nos chemins noirs. Ils donnent envie de prendre son sac à dos et de partir au hasard des chemins, une carte à la main et oser ce que nous n’aurions pas osé faire, là où nous n’aurions pas osé aller.

 

Le livre offre une profondeur que l’adaptation cinématographique avec Jean Dujardin ne donne pas vraiment. Le film élude une grande partie de la profondeur du livre. Cet ouvrage est un petit bijou qui fait du bien et qui donne des perspectives pour soi-même d’aller sortir de nos zones de confort.

 

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Extraits

 

Page 16

On m’avait ramassé. J’étais revenu en vie. Mort, je n’aurais pas eu la grâce de voir ma mère au Ciel. Cent milliards d’être humains sont nés sur cette Terre depuis que les Homo Sapiens sont devenus ce que nous sommes. Croit-on vraiment qu’on retrouve un proche dans la cohue d’une termitière encombrée d’angelots ?

 

Page 20

Après des mois si tristes, même les moucherons au soleil offraient d’heureux présages. Leur nuage dans l’or tiède adressait un signe à la solitude. On aurait cru une écriture. Peut-être nous disaient-ils : «  Cessez votre guerre intégrale contre la nature ! »

 

Page 24-25

Je serais un loup, je me dirais : « Le progrès ? C’est une farce. »

 

Page 35

Ma chute m’avait cloué sous les regards. Les amis, les médecins, les proches, l’administration, les spécialistes – tous s’étaient généreusement offerts à me contrôler. Même un addictologue s’était occupé de la remise sur les rails. J’avais eu avec lui l’impression de connaître la prohibition (la prohibition de vivre aussi sottement que je l’entendais). Je l’avais remercié en lui exposant que je craignais de prendre goût à la discipline. Une fois sorti de l’hôpital, la surveillance généralisée avait redoublé. Et nos vies ordinaires s’exposaient ainsi sur les écrans, se réduisaient en statistiques, se lyophilisaient dans les tuyauteries de la plomberie cybernétique, se nichaient dans les puces électroniques des cartes plastifiées. Naissions-nous pour alimenter les fichiers ?

 

Page 75

Les mûres faisaient baisser ma moyenne kilométrique. Je m’arrêtais à chaque buisson. La gourmandise faisait saigner mes mains. Le danger de se faire griffer pour la jouissance d’un fruit ma rappelait quelque chose : une histoire d’amour. C’était le seuil d’une journée de plein feu estival, sans autre impératif que d’avancer un peu. Sans quiconque à informer, sans réponse à donner. Une journée dehors, c’est-à-dire à l’abri.

 

Page 121

Le sentiment de ne plus habiter le vaisseau terrestre avec la même grâce provenait d’une trépidation générale fondée sur l’accroissement. Il y avait trop de tout, soudain. Trop de production, trop de mouvement, trop d’énergies.

 

Page 144

…Des villes comme des planètes : leur gravitation attire les météores mais à trop s’en approcher on entre dans des zones de turbulences.

 

Page 156

L’insomnie était cette répétition générale de la mort sans la bénédiction de l’accomplissement.

 

Page 161

J’étais certain qu’il existait encore des mondes fous, des arpents de soleil et des plages libres derrière les mouvements de terrain intérieurs.

 

 

Pascal Marchand

 

 

 



09/05/2023
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