La peur pour faire obéir les hommes / Pascal Marchand
Article du 02/11/2009
LA PEUR POUR FAIRE OBEIR LES HOMMES
"Ce n'est pas parce que les choses sont impossibles
que nous n'osons pas; c'est parce que nous
n'osons pas qu'elles sont impossibles."
Depuis quelques années, et sans doute parce que l’époque nous a amenés sur ce terrain, au sein du Théâtre du Puzzle, nous avons abordé la thématique de la peur, aussi pour compléter la diversité de nos créations théâtrales (voir "L'Homme-Puzzle", « La Grande Ceinture » et « Les Encavés du Secteur 4 »)
Oui la peur fait bien partie de notre quotidien. Et elle n’est pas si anodine que cela. Un article du quotidien Libération paru le 31 octobre 2009 est très intéressant sur ce point. Il s’agit de l’interview de deux philosophes, Catherine Malabou et Marc Crépon qui répondaient aux questions du journaliste Robert Maggiori.
Leurs réponses sont des compléments essentiels aux questions de notre temps, et accessoirement à notre travail sur les Encavés du Secteur 4.
L’un des premiers points importants de cet article est la distinction entre peur et angoisse. La peur connaît son objet, à contrario de l’angoisse. L’un des exemples cités est celui des clandestins expulsés dont on voit les visages pétrifiés au milieu des escortes policières. On devine la peur de l’avenir, de ce qui va arriver à leur retour, des visages comme celui de ces salariés qui viennent d’apprendre que leur usine va fermer et qu’ils vont perdre leur emploi.
Ces images sont souvent instrumentalisées pour entretenir l’idée d’une insécurité qui permet de mieux manipuler les populations.
Mais avant de revenir sur ce point, l’article s’attarde sur l’origine du mot Peur. Il est question de ses synonymes dont la proximité est troublante, comme TREMOR (d’où étymologiquement est tiré le mot Trembler). Tremor signifie à la base le vacillement, le déséquilibre, signification très claire dans « Tremblement de terre », ce qui tremble et qui fait trembler. « Terror » exprime l’idée d’une panique, un mouvement collectif. Dans l’expression latin « terror in exercitu », il est question de la panique dans l’armée. Dans « Panique », on retrouve « Pan », le tout, peut-être le Dieu Pan qui effraie par son aspect et sa musique.
Quant à la peur, c’est d’abord à l’origine « Pavor », « pavere » qui signifie en latin « être frappé d’épouvante ». Donc avoir peur n’est plus trembler, mais « être frappé ». Or « Pavor » a la même racine que « pavire », en latin « battre la terre pour l’aplanir ». Le verbe « paver » signifie « aplanir la terre ». Ainsi, au sens figuré, une émotion difficile ou la vue d’un danger nous frappe, nous aplatit, nous nivelle et donc fait de nous des êtres sans différence et sans singularité. Le latin populaire utilise le mot espaventere, du latin classique expavere d’où sont issus les mots du français : épouvante, épouvantail, épouvantable, et même épave.
Nous arrivons là à une clé pour mieux comprendre comment la peur agit sur nous, encore plus quand elle est utilisée comme une arme de gouvernance. Mais avant d’entrer dans cet aspect des choses, les auteurs de l’article poursuivent leur travail de distinction entre peur et angoisse. Ils font ainsi une distinction entre l’individuel (angoisse, frayeur) et le collectif (terreur, panique).
Puis ils considèrent l’objet ou non de la peur, objet connu pour la frayeur, inconnu pour l’angoisse. Ils citent le philosophe Heidegger qui écrivait que l’angoisse ne sait pas devant quoi elle s’angoisse, comme si tout basculait, comme si tout disparaissait.
Reste la peur et la mauvaise image qu’elle renvoie, sans doute parce qu’au bout du compte, on en revient à l’idée de mort. Car finalement, la seule vraie peur est celle de la mort, au-delà de l’idée de perte, de mutilation ou d’amputation d’une partie de soi. Catherine Malabou estime même qu’on ne saura jamais ce qui est le plus effrayant : la perspective de sa mort ou celle de la mort de l’autre.
L’article s’intéresse ensuite aux peurs modernes (santé, chômage, violences urbaines, terrorisme, avenir, environnement,...), liées aussi aux régimes politiques. Si, de toute évidence, les régimes totalitaires utilisent les peurs pour maintenir leur pouvoir par la force, il apparaît aussi clairement que les démocraties, qui ne devraient pas en avoir besoin les utilisent abondamment en se servant de « cibles de substitution » : les délinquants, les « voyous », la « racaille », en clair les étrangers au sens du mot étrange qui les différencie de la norme.
A ce niveau, s’y rajoutent tous ceux qui ne pensent pas ou ne vivent pas comme le pouvoir dominant, dans sa pensée unique, estime qu’il faut penser et vivre. Ainsi se justifient les campagnes médiatiques et policières contre les jeunes de banlieue, contre les français « d’origine étrangère », contre les Roms, etc...
En alarmant et en inquiétant les électeurs, le pouvoir joue sur les émotions subjectives. Quand un gouvernement n’a pas de solutions réelles à proposer, il lui suffit d’alimenter les peurs (déjà présentes) pour se faire un programme. Il est souvent plus difficile pour les gouvernants de s'ouvrir aux autres, d'écouter les autres (on le voit bien dans le long conflit de l'automne 2010 sur les retraites).
Pourtant la peur peut être considérée autrement. Au lieu d’abaisser, elle peut faire grandir. Elle peut changer « l’esclave », qui vit de sa peur, en « maître » qui n’a pas peur de mettre sa vie en jeu, au sens psychique comme politique. En renversant l’image négative de la peur, on peut en faire le lieu de l’expérience intérieure, presque sacrée. Georges Bataille dit :
« Je cherche ma peur, je cherche la vérité. »
Ce même conflit sur les retraites montre également comment beaucoup de personnes ont osé braver la peur pour exprimer leur besoin de reconnaissance et d'existence, aussi le refus de céder à son instrumentalisation.
Ainsi, en agissant sur nos émotions sans les refuser, on peut combattre le caractère anxiogène de la peur. On contribue chacun et ensemble au but de toute culture : l’invention pour chacun et pour tous de sa propre singularité. Ainsi, on prend à rebours le chemin de la servitude, du mensonge et de la terreur.
Le théâtre fait partie de ces champs d’expérience positive de la peur, entre autres parce que, dans les groupes qui vivent ces expériences humaines, la reconnaissance de chacun est une des données de base. Etant reconnu des autres, on peut s’aventurer sur des terrains inconnus avec la conscience de celui qui se sait humblement différent des autres comme chacun l’est, et appartenant à une humanité où il est reconnu.
Comme quoi le retour à l’étymologie des mots, au croisement de leurs sens, à l’histoire des peuples et des cultures, permet de mieux percevoir une autre façon d’aborder notre lien aux autres, aussi une autre façon de participer à la vie publique, donc aussi de faire autrement de la politique au sens noble du terme. A ce stade, il est bon de rappeler le sens réel de politique.
Qu’est-ce que la politique ? (d'après le site diomifsd.ifrance.com)
Le mot politique provient du Grec ancien " TA POLITIKA " qui signifie littéralement " Les choses qui concernent la POLIS (CITE) ". C’est pourquoi, il est insensé de donner à la politique une connotation négative ou la traiter comme synonyme d’intrigues, machinations et combines. La politique, en soi, n’est rien d’autre que l’instrument privilégié, identifié par l’être humain dans son histoire pour organiser rationnellement la société complexe où il vit.
On ne doit pas confondre la partialité d’une idéologie quelconque, d’une opinion, avec la fonction de la politique qui est une fonction NEUTRE de médiation des conflits, des oppositions et des divergences d’opinions et même des cultures.
Une société qui ne reconnaît pas le rôle et la valeur de la médiation politique est destinée à vivre dans des conflits sociaux pérennes, dans l’impasse économique et - il ne faut pas se le cacher – elle connaîtra la guerre.
" TA POLITIKA " est tout ce qui concerne la " Polis ", la Cité. Personne ne peut être exclu du discours politique et démocratique parce que nous tous, nous faisons partie de la société.
Et pour n'exclure personne, il est essentiel de ne pas jouer avec la peur et la stigmatisation, mais au contraire de dépasser la peur et de l'inclure d'une façon positive dans l'ouverture aux autres.
« Une fois qu'un peuple n'est plus terrorisé, on ne peut lui réinjecter la peur » (Robert Fisk, The Independent). au sujet des évènements de janvier 2011 en Tunisie et la fin des 23 ans de dictature de Ben Ali.
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